Un peu de recul
Tout au long du XIXe siècle et jusqu’à la Première Guerre mondiale, le Luxembourg est dominé par une bourgeoisie à caractère héréditaire, qui détient à la fois le pouvoir politique et économique. Il y a un lien étroit entre bourgeoisie et monde du droit. La composition sociale des États est symptomatique à cet égard. En 1847, ils réunissent huit propriétaires fonciers, cinq industriels (qui sont le plus souvent aussi propriétaires fonciers), sept notaires, neuf fonctionnaires et enfin trois commerçants, un avocat et un médecin. Parmi les neuf fonctionnaires, on compte quatre magistrats à la Cour et deux juges. Sur les 34 membres des États, quatorze relèvent donc du monde du droit.
Un seul avocat siège aux États. La bourgeoisie n’a pas encore besoin de l’avocature1, car elle dispose entièrement des pouvoirs politique et économique, de façon « incontestée/incontestable2 ». L’opposition à la bourgeoisie est largement inaudible, vu le cens électoral.3 L’industrialisation entraîne des modifications : c’est le passage de l’avocat-plaideur à l’avocat d’affaires. Le premier intervient dans les situations conflictuelles liées aux affaires de famille et de patrimoine et des affaires qui relèvent du droit pénal. Relevons une appréciation quelque peu étonnante du monde anglo-saxon4 : « The majority of lawyers in Switzerland, Luxembourg and Liechtenstein, for instance, are domestic lawyers, who do not give business advice and cannot read balance sheets ». L’explication suit immédiatement: « Legal education is still Roman-law based ».
Le temps des sociétés holding
Le passage vers le juriste d’affaires est long à se faire, car les grandes entreprises ont souvent un service juridique à l’intérieur même de la société (cf. Arbed). Au cours de l’entre-deux-guerres, le mouvement s’accélère par la création de la Bourse5 et l’apparition de la société holding6. Ces deux lois montrent leurs effets au cours des Trente glorieuses. Avec la H29, apparaît l’optimisation fiscale, qui prend alors un relief particulier. L’ère des « experts » a commencé : études d’avocats spécialisés et bureaux comptables.
C’est le temps des « avocats-conseils » adaptés au capitalisme fordien. Yves Dezalay7 fait la distinction suivante : les « juristes purs » et les « marchands de droit ». Les premiers, très spécialisés, pratiquent une technique juridique pointue, car largement au courant des derniers états de la jurisprudence, des points qui font problème lors de l’interprétation des textes, etc. Les seconds font des interventions commerciales/économiques dans des circonstances d’achat/vente d’actifs d’entreprises ; ils jouent un rôle de prospecteurs, de négociateurs, d’intermédiaires. Les notaires exercent à la fois une autorité publique et une compétence ; leurs interventions ont augmenté au fur et à mesure que les affaires augmentent ; par exemple constitution de sociétés, mutations immobilières.
La financiarisation
La financiarisation de l’économie luxembourgeoise déclenche un vrai changement de paradigme. Au centre du produit industriel sont situés des problèmes technologiques, ses qualités physiques et chimiques. Les questions en relation avec le droit, sont en général limitées ; par exemple des litiges sur un défaut de qualité. A contrario, les produits financiers sont immatériels, voire virtuels. Les problèmes y relatifs relèvent le plus souvent du droit et de la technique financière. Voici pourquoi la ville de Luxembourg est devenue un ensemble considérable de services ; en fait, le centre politique et économique du pays.
À l’intérieur du Luxembourg financier deux groupes jouent un rôle prépondérant. Le premier comprend l’avocature d’affaires, dont de grandes boîtes. Le second se compose à la fois de bureaux comptables, souvent de taille réduite, car tournés vers les petites et moyennes entreprises, et de grandes sociétés de consultance : EY, PWC, Deloitte, KPMG. Il y a double concurrence : à l’intérieur de chaque groupe et entre les deux groupes. D’ailleurs, le premier groupe a accusé le second de marcher sur ses plates bandes juridiques8 (conseil juridique). Il y a eu arrangement, car les affaires sont juteuses, il y en a pour tout le monde. Cet arrangement a été encouragé par un recul des monopoles professionnels, formels et rigides, en relation avec les mutations survenues dans le droit des affaires. La différence entre les deux groupes a tendance à s’effriter.
Des deux groupes, seules les grandes exploitations, à ramifications internationales, sont capables de profiter de la disparité des législations nationales et ceci surtout en matière de fiscalité des sociétés9 et d’encadrement des relations du travail. La généralisation et la multiplication des échanges internationaux ont ébranlé les règles étatiques des pays de l’Union. Les services juridiques se sont largement « banalisés », ce sont devenus des services parmi d’autres. Le Luxembourg est pleinement entré dans l’ère du « droit international des marchands »10. Cette architecture est réalisée à la fois à la faveur de l’explosion du marché des conseils aux diverses institutions financières et aux autres entreprises, ainsi qu’à la faveur de l’internationalisation croissante de la Bourse et des marchés en général.
Architecture de la place financière
Le bon fonctionnement d’une place financière exige la mise en place d’une architecture11 institutionnelle particulière, que l’on peut résumer en quatre niveaux.
Premier niveau : le cadre légal et la surveillance prudentielle. À la veille de l’avènement de la place financière, la législation financière est forcément étroite, car axée principalement sur des besoins indigènes. L’arrêté grand-ducal du 17 octobre 1945 a créé le contrôle bancaire. Cet arrêté déborde à peine une page au Mémorial. L’Institut monétaire luxembourgeois (IML), précurseur de la Banque centrale du Luxembourg (BCL), est créé par la loi du 20 mai 1983. Il regroupe surtout des compétences déjà existantes, par exemple au Contrôle bancaire, à la Caisse d’Epargne de l’État, à la Caisse générale de l’État. La mission de l’IML est à la fois monétaire et prudentielle. En 1998, la BCL remplace l’IML et devient membre du Système européen de banques centrales. La Commission de surveillance du secteur financier (CSSF), créé par la loi du 23 décembre 1998 et opérationnelle à partir de 1999, exerce dorénavant la surveillance prudentielle.
Deuxième niveau : les acteurs élémentaires de la Place. Ce niveau regroupe les acteurs centraux autour desquels est organisée la place financière ; par exemple banques, divers fonds, assurances ; s’y ajoutent les autres professionnels du secteur financier (PSF). Voilà le « moteur » de la Place.
Troisième niveau : les instances représentatives des différents acteurs. Le Luxembourg compte trois grandes associations représentant les principaux secteurs d’activité de la Place. L’Association des banques et banquiers du Luxembourg (ABBL), un solide groupe d’influence vis-à-vis du pouvoir politique, est créée en 1939 par dix banques. Elle joue le rôle de représentant patronal de la Place dont elle fait la promotion au sens large. L’Association des compagnies d’assurance (ACA) joue dans ce secteur un rôle analogue à celui que joue l’ABBL dans le secteur bancaire. Enfin, l’Association luxembourgeoise des fonds d’investissement (ALFI) regroupe le secteur des fonds d’investissement, ainsi que les prestataires de services connexes au secteur des fonds.
Quatrième niveau : Les services providers : Il s’agit des acteurs de soutien, fournisseurs de services indispensables au fonctionnement de la Place : fiduciaires, avocats d’affaires, Big Four, cabinets d’audit, Cetrel, agents de transfert, etc.
Un marché d’influence
Cette configuration de la Place laisse la voie largement ouverte à la prise d’influence politique. Celle-ci se manifeste de diverses manières, par l’ensemble des acteurs de la place financière, où les deux groupes (présentés précédemment) représentent l’aile combattante.
La fiscalité reste un sujet privilégié des sociétés de consultance. Vue la petite dimension du pays et le manque de jurisprudence en résultant, ces sociétés s’adressent au bureau d’imposition compétent. L’application de la loi fiscale passe alors par la négociation, un avantage stratégique de taille.
Les niches fiscales profitent surtout à la population aisée. Il en est ainsi de la non-imposition des plus-values réalisées lors de la vente de biens mobiliers (devises, titres, tableaux, etc.), si l’intervalle entre l’acquisition et la vente dépasse six mois (sauf participation importante). Les niches fiscales et la complexité des lois fiscales peuvent être considérées comme le « fonds de commerce » de la consultance fiscale. Une nouvelle étape est même franchie : Les grandes études d’avocats et les Big Four sont appelés à participer à la production de la loi fiscale, en tant que consultants du gouvernement.
Le Luxembourg est lui aussi touché par l’agencification. Les agences sont des entités situées entre le public et le privé ; c’est par exemple le cas de la CSSF. Ainsi a été créé « un espace de contiguïté du public et du privé qui trouve dans le commerce du droit son centre de gravité ».12 On peut parler d’une zone grise entre public et privé, dans laquelle s’engouffre la consultance.
Tout le monde a pu constater l’extension de l’audit comptable, en relation avec la financiarisation de l’économie. L’audit vise à s’assurer du caractère complet, sincère et régulier des comptes d’une entreprise. À la limite, on peut se demander si les cabinets d’audit peuvent être réellement indépendants. « Quand on doit apprécier la main qui vous nourrit, on a tendance à être indulgent13 ».
L’empreinte de ces sociétés de consultance déborde largement sur la société civile : « En monopolisant les positions dominantes, ces entreprises établies disposent d’un pouvoir d’imposition des normes et jouent un rôle central dans les mécanismes de reproduction sociale14 ».
La consultance est omniprésente dans la vie économique. Son élite, quelques grands cabinets d’avocats et les Big Four, est présente au conseil de gouvernance de l’Université du Luxembourg et a fourni des députés. Rappelons que ses représentants participent à la production des lois (en tant qu’experts apparemment indispensables). Ils ont rendu poreuse l’espace-frontière entre public et privé.
Finalement, on peut parler de « la domestication de l’impôt par les classes dominantes15 ». Voilà qui témoigne de l’échange entre ces classes dominantes et le pouvoir politique. Par ailleurs, optimisation fiscale et fraude fiscale sont situées sur un continuum : le passage de l’un à l’autre est nébuleux. En règle générale, la capacité de se soustraire à l’impôt croît avec le patrimoine16. Sans le concours de cette élite une telle configuration ne serait guère possible. La consultance n’est pas étrangère à la « phraséologie antifiscaliste17 », répandue dans les milieux aisés. Une question taraude le monde de la consultance : la réduction de la fiscalité sur le capital. Le risque est élevé de voir réduit le pouvoir redistributeur de l’impôt.
Les grands pays et la lutte contre les paradis fiscaux.
La lutte contre le dumping fiscal (impôt sur les bénéfices des sociétés) est une préoccupation de l’Union européenne. De petits pays sont le plus souvent visés : Irlande, Luxembourg, Bermudes, Iles Vierges, Pays-Bas, Suisse, etc. En Irlande, le taux d’imposition des bénéfices des sociétés est de 12,5 pour cent. Au Luxembourg, il est de 18 pour cent lorsque le revenu imposable dépasse 30 000 euros.
Actuellement, de grands pays prennent le chemin des paradis fiscaux, qu’ils combattent ailleurs18. (L’Angleterre menace ainsi ouvertement l’Union de se transformer en paradis fiscal.) Notons quelques citations du professeur Zucman : « Adieu, Irlande, Luxembourg et Bermudes » ; « les seuls perdants seraient les paradis fiscaux, comme le Luxembourg et l’Irlande » ; « l’imprimatur du Luxembourg n’est pas requis ». Voilà une attitude qui va bien au-delà de la lutte contre les paradis fiscaux : les grands pays reprennent du pouvoir. La mondialisation se retourne contre les petits pays ; cela vaut aussi dans l’Union.
Voilà une configuration qui n’est pas favorable aux grands de la consultance pour lesquels l’Union fait figure de caisse de résonance. Au referendum du 7 juin 2015, la question de l’admission (facultative) aux élections législatives des non-Luxembourgeois a été posée (entre autres). Le monde économique en général et l’univers financier en particulier plaidaient entièrement pour cette admission et, avec des artistes et autres personnalités, faisaient campagne dans ce sens. La question sur le vote des étrangers a été rejetée par la population. Est-ce que l’élite de la consultance a été trop intéressée pour être crédible ?
À rebours
Gérard Trausch est économiste spécialisé dans la démographie. Depuis 2009le professeur à la retraite travaille à une histoire économique et sociale du Luxembourg dont les trois premiers volumes sont parus dans les Cahiers économiques du Statec (d’Land du 1er avril 2016). Le quatrième volume est sorti en juillet 2017 sous le titre Histoire économique du Grand-Duché de Luxembourg 1815-2015. Il est disponible en version PDF sur le site du Statec et en version imprimée dans les librairies.