L’autre Juncker « C’est une erreur historique de ne pas vouloir imposer aux niveaux appropriés les bénéfices des multinationales qui agissent planétairement et ne paient pas l’impôt dû », disait le Président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker (CSV), la semaine dernière à paperjam.lu. Il ne comprendrait pas pourquoi Xavier Bettel (DP) refusait de suivre le Président français, avec lequel le Premier ministre luxembourgeois revendiquait par ailleurs une « amitié intime ». Car celui qui dit toujours non n’aurait « pas d’influence sur l’architecture qui sera imprégnée à ce monde globalisé ». En vérité, Juncker comprend parfaitement la situation de Bettel dans le dossier de l’imposition de Google, Apple, Facebook et Amazon (Gafa).
Alors que la Commission exige d’Amazon le remboursement de 250 millions d’euros d’impôts éludés grâce à un ruling illégal, il serait facile d’accuser Jean-Claude Juncker d’hypocrisie en pointant l’écart qui sépare les propos de l’actuel président de la Commission des actes de l’ancien Premier ministre. C’est ce que fit le chef du groupe parlementaire socialiste, Alex Bodry, dans un tweet : « L’erreur historique » aurait consisté dans la mise en place sous Juncker d’un « système très contestable de taxation des multinationales », écrivait-il, en affichant une heureuse ignorance vis-à-vis d’une politique fiscale soutenue des décennies durant par son propre parti.
En mai 2003, lors du discours sur l’État de la nation, Juncker annonçait fièrement la venue du commerçant en ligne Amazon et d’AOL, alors le numéro 1mondial de l’accès à Internet. Il se targuait des « négociations coriaces […] menées en Amérique et chez nous » et remerciait nommément l’administrateur général au ministère des Finances, Gaston Reinesch. En 2004, en pleine campagne électorale, Juncker déclarait aux journalistes d’Editpress : « Si j’ai bien entendu les critiques, AOL n’amène que des impôts et pas d’emplois. C’est à dormir debout ! Un pour cent de notre PIB en impôt, je suis preneur, même sans emploi. » Des années plus tard, Michael Jackson, un des premiers managers de Skype, se rappellera dans le Financial Times avoir été personnellement remercié par le ministre du Trésor luxembourgeois pour les 25 millions en TVA, avec les mots : « Ceci est le coût d’une école ».
Juncker aimait à rappeler que la venue d’AOL, Amazon, Microsoft et iTunes ne « nous est pas tombée dans le bec » : « AOL, c’est plus de 200 heures de négociations ». Or, en vérité, l’émergence du Luxembourg comme hub européen des mastodontes de la Silicon Valley était le fruit du hasard et d’une hérésie fiscale. Introduit en 2003, le « principe du pays d’origine » pour la TVA sur le commerce électronique, mit le Luxembourg – et son très bas taux de TVA – sur les radars de tous les fiscalistes et financiers de la Silicon Valley.
En 1963, un banquier de Londres nommé Siegmund Warburg faisait coter la première émission euro-obligataire au Luxembourg, « inventant » au passage la place financière. En 2003, ce fut un fiscaliste et manager d’AOL du nom de Richard G. Minor, qui avait le premier identifié la niche fiscale du commerce électronique ; et ceci avant même les fonctionnaires luxembourgeois. Quatre ans plus tard, le gouvernement lui remit les insignes d’officier de l’ordre de la Couronne de Chêne du Grand-Duché. La patrie avait de bonnes raisons de se montrer reconnaissante : entre 2003 et 2016, le Luxembourg aura capté 6,36 milliards d’euros de TVA sur des logiciels, e-books, jeux, films et autres « services fournis par voie électronique », commercialisés à travers l’Europe.
La réaction du Luxembourg face à l’idée d’une « taxe Google » européenne exprime-t-elle les intérêts d’acteurs économiques établis sur son territoire ? Une position de principe ? Ou simplement un réflexe pavlovien ? Car, alors que le régime sur la TVA touchait à sa fin, de nombreux mastodontes, comme Netflix en 2015 ou iTunes en 2017, ont démantelé leur structure et quitté le pays. Parallèlement, le Luxembourg drague lourdement Alibaba. Depuis mars 2017, le consulat à Shanghai accepte ainsi dans sa procédure de Visa-Schengen les « Sesame Credits » du commerçant électronique chinois. Ces notes de crédit se déterminent notamment par une analyse des « préférences comportementales » en ligne. Le Grand-Duché a ainsi conféré une lettre de noblesse européenne à une partie du « Social credit system », le panoptique digital que construit le Parti communiste chinois.
Les autres Big Four Les firmes de l’économie numérique sont les candidates idéales pour user et abuser de l’optimisation fiscale. Elles opèrent au niveau global. Elles ne versent pas de dividendes, mais réinvestissent et thésaurisent leurs profits. Et, surtout, la valeur de leurs actifs incorporels est quasi impossible à calculer selon le « principe de pleine concurrence » : Que vaut ainsi un algorithme comme PageRank (Google) ? La combinaison de ces trois facteurs ouvre grandes les portes au « profit shifting » vers les paradis fiscaux.
Selon une étude de PWC, abondamment citée par la Commission européenne, le taux d’imposition des firmes numériques tournerait autour de 8,5 pour cent, soit la moitié de ce que paient les autres. (Entre 2006 et 2014, le taux effectif payé par Amazon au Luxembourg était ainsi de 7,25 pour cent.) Mais, comme l’a rappelé le Président de la Commission Jean-Claude Juncker face à paperjam.lu, les multinationales d’Internet peuvent réduire leur charge fiscale « jusqu’à zéro, en profitant des régimes fiscaux les plus favorables. »
L’autre télétravail En 2013, Alphonse Berns, alors directeur de la fiscalité au ministère des Finances luxembourgeois, fut abordé par Pascal Saint-Amans en marge d’une réunion sur Beps. Le « Monsieur Taxe » de l’OCDE lui offre une copie d’un rapport que venait de publier le gouvernement français, et lui en recommandait chaudement la lecture. Le rapport fut rédigé par le conseiller d’État Pierre Collin et l’inspecteur des finances Nicolas Colin. Dans la rue de la Congrégation, on analysait avec appréhension les réflexions françaises qui étaient interprétées comme des plans d’attaque contre les intérêts grand-ducaux. En mars 2013, le rapport Collin-Colin fut également évoqué par le ministre des Finances, Luc Frieden (CSV), lors d’un « échange de vues » avec les dirigeants d’Amazon à Seattle « en préparation, comme l’écrivait alors le Service information et presse du gouvernement, des discussions internationales sur la fiscalité des sociétés multinationales, qui se tiendront au sein de l’UE, de l’OCDE, du G20 et du Forum mondial ».
Le rapport partait du constat que, « malgré une intense activité sur le territoire des États les plus peuplés, les grandes entreprises de l’économie numérique n’y paient quasiment pas d’impôts ». Collin et Colin projetaient cette logique à son extrême : « À terme, on peut même imaginer une optimisation fiscale fondée sur la circulation permanente des données et du code informatique, suivant un principe de répartition dynamique sur des serveurs du monde entier de façon à éviter toute localisation durable sur le territoire d’un seul État. »
La fiscalité internationale reste prisonnière d’une définition étroite et dépassée de l’« établissement stable », c’est-à-dire de la juridiction où peut être imposé le bénéfice. Depuis les années 1920, celui-ci est défini par les locaux et les personnels. Or, à l’inverse d’une firme brick and mortar, un pure player peut très bien dominer un marché sans y disposer d’aucune présence physique : c’est toute la différence entre, par exemple, Video Wolter et Netflix. Ainsi, en juillet, Google avait échappé à un redressement fiscal à hauteur de 1,1 milliard d’euros exigé par l’État français, le tribunal administratif de Paris estimant que Google Ireland Limited ne disposait pas d’un « établissement stable » dans l’Hexagone. Alors que la digitalisation touche tous les secteurs économiques, la question ultra-technique de l’« établissement stable » devient vitale pour les recettes budgétaires, et la survie de l’État social.
Via une construction hardie, Collin-Colin ont tenté une redéfinition de la notion d’« établissement stable ». Ils le faisaient en caractérisant les milliards d’utilisateurs de Facebook, Google ou Amazon d’« auxiliaires de production » faisant un travail gratuit. Car ce sont leurs données, « collectées, stockées, et traitées pour être intégrées en temps réel à la chaîne de production », qui nourrissent les algorithmes et permettent le ciblage publicitaire et la personnalisation des recommandations. (Ainsi, grâce à Kindle, Amazon monnaie jusqu’aux surlignages et annotations de ses clients, tandis que Gmail « ouvre » et analyse systématiquement la correspondance de ses utilisateurs.) Les « quasi-collaborateurs bénévoles » seraient ainsi à la base de la création de valeur des géants du Net. Ergo : Google & Co. devraient être imposés en France.
Du strict point de vue de la protection des données, l’idée d’inclure les données personnelles dans la taxation est problématique. Car cela reviendrait à remplacer les droits individuels par des droit commerciaux, et à consacrer le modèle d’affaires du « free-but-we’ll-spy-on you ». Dans son bestseller Who owns the future? (2013), le « futurologue » américain Jaron Lanier plaide pour une ubérisation universelle englobant les milliards d’internautes. Ceux-ci devraient réclamer des nano-paiements en échange de leurs données : « You might just set up a webcam or some other sensor and feed the Web raw data. Or your DNA might be measured, or your brain waves. »
Au Luxembourg, la taxe sur les données a fait un retour inattendu grâce aux Jeunesses socialistes. Expliquant vouloir « approfondir la discussion sur la digitalisation » lancée au dernier congrès du LSAP, les Jusos appelaient le gouvernement à s’engager au niveau de l’OCDE pour un impôt sur les données utilisées à des fins publicitaires. « Ce serait un moyen de contrer les grandes entreprises qui profitent des Steuerschlupflöcher [niches fiscales] », estimaient-ils. Dans sa réponse à une question parlementaire, le ministre de l’Économie, Etienne Schneider (LSAP), qui venait à peine de réunir les terrains pour permettre à Google d’installer un centre de données au Roost, notait laconiquement : « Le gouvernement ne compte pas s’engager pour un tel impôt. »
L’autre TVA L’idée, lancée à la mi-septembre par la France (suivie par l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne), semblait plus simple : taxer le chiffre d’affaires des Gafa. Or, la Commission européenne décèle une myriade de problèmes soulevée par ce « quick fix ». L’« equalisation tax » – en fait une deuxième TVA – sera-t-elle compatible avec les conventions de non-double imposition ? Avec les règles sur les aides d’État ? Et quid des accords de libre échange de l’Organisation mondiale du commerce ? L’approche idéale, écrivait la Commission à la fin septembre, serait de trouver des solutions dans le cadre de l’Assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés, un projet qui s’éternise depuis six ans. « Yet something has to be done », concluait impuissante la Commission fin septembre.
Entre imposer les bénéfices et taxer le chiffre d’affaires, la différence est de taille : car alors que les bénéfices peuvent être facilement déplacés vers une juridiction à faible fiscalité (le fameux « profit shifting »), une taxe sur le chiffre d’affaires serait levée là où se trouvent les clients, c’est-à-dire dans les grands pays. Pour les États-membres spécialisés dans l’optimisation fiscale – et dont la taille réduite permet de taxer très faiblement une très grande masse de profits –, ce serait le début de la fin de leur modèle d’affaires. C’est ce qui explique la coalition entre le Luxembourg, les Pays-Bas, la Belgique, l’Irlande, Malte et Chypre. (Selon les derniers calculs de l’économiste Gabriel Zucman, ces six pays siphonneraient à eux seuls 350 milliards d’euros d’assiette fiscale par an aux autres États membres.)
Alors qu’Emmanuel Macron avait annoncé « taxer sans complaisance » les géants du numérique, ces « passagers clandestins du monde contemporain », son enthousiasme fut vite bridé. À peine un mois après son discours de la Sorbonne, le Président dut encaisser son premier revers : sa proposition rencontra l’hostilité des petits et, pire, la tiédeur de l’Allemagne. Les conclusions du Conseil mentionnent ainsi la nécessité de calibrer les avancées européennes sur celles de l’OCDE, une petite victoire pour Xavier Bettel. Or, ce mardi, la commissaire européenne à la concurrence, Margrethe Vestager, a rappelé que l’UE n’allait pas attendre indéfiniment : « S’il n’y a pas de réponse internationale à ce problème jusqu’au printemps prochain, nous allons produire notre propre proposition pour de nouvelles règles européennes ».
Xavier Bettel et son ministre des Finances, Pierre Gramegna (DP), continuent à marteler leur mot d’ordre du « global level-playing-field ». Certes, il serait « inacceptable » que certaines multinationales du numérique ne paient pas d’impôt, mais il ne faudrait pas non plus précipiter des discussions qui devraient se mener au niveau de l’OCDE, répètent-ils. Tout en sachant qu’elles y sont bloquées depuis des années, et qu’il est improbable que l’administration Trump pousse à une imposition plus juste de ses champions nationaux overseas.