Oligarques, milliardaires russes, ou mères, femmes, sœurs de, accusées d’être des prête-noms… Certes, ils ne sont pas tous là, mais beaucoup tentent leur chance. Le greffe du Tribunal européen en compte une cinquantaine si l’on inclut aussi les sociétés. Tous veulent récupérer leurs avoirs gelés par le Conseil de l’Union, dès février 2022, à la suite de l’agression russe sur le territoire ukrainien. Une manne pour les avocats. Malgré la diversité des profils de leurs clients, leur approche est la même. Ils veulent les sortir de la liste des sanctions européennes. Elles consistent à geler leurs avoirs qui sont encore dans l’UE et à les interdire de séjour sur le territoire européen.
Le 14 septembre dernier, le Conseil de l’UE a
prorogé pour six mois encore, jusqu’au 15 mars 2023, les mesures restrictives visant les responsables d’actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine. À cette date, le Conseil fait mention de 1 214 personnes et 108 entités inscrites sur la liste, ciblées en raison de leur rôle présumé dans l’agression militaire menée par la Russie contre l’Ukraine. Parmi les sanctionnés qui s’adressent à la justice européenne sont inclus les Ukrainiens inscrits sur la liste parce qu’ils sont poursuivis au pénal par la justice de leur pays pour détournement de fonds. Parmi eux, l’ancien président Viktor Fedorovych Yanukovych. Lui, son fils Oleksandr et la veuve de son second fils Viktor (mort noyé dans le lac Baïkal) ont cumulé à eux trois depuis 2014, date de l’annexion de la Crimée par la Russie, 35 procédures devant les juges européens.
Parmi les Russes qui s’adressent à la justice européenne, l’homme d’affaires Alisher Usmanov et sa famille, ses homologues Roman Abramovich (ancien patron du club de foot de Chelsea) et Mikhail Fridman… puis un mystérieux OT. Mais aussi le milliardaire Gennady Timchenko, propriétaire du groupe d’investissement privé Volga Group, ami de Poutine. Alexander Ponomarenko, oligarque russe, président du conseil d’administration de l’aéroport international de Chérémétiévo, le sidérurgisrte Alexey Mordashov (qui est aussi consul honoraire du Luxembourg en Russie), Andrey Melnichenko, administrateur non exécutif de JSC SUEK et membre du conseil d’administration du groupe EuroChem.
Le Journal officiel de l’UE publie au fur et à mesure les listes des personnes sanctionnées sous forme d’encadrés résumant, en face de leur nom et raison sociale, les grandes lignes de ce dont on les accuse ici sur le Vieux Continent. Par exemple pour Arkady Rotenberg, sanctionné le 30 juillet 2014 mais qui lui a déjà perdu son recours devant le Tribunal et qui en a pris acte : « Depuis mars 2014, M. Rotenberg ou ses sociétés ont obtenu des marchés publics pour un montant total de plus de sept milliards de dollars. En 2015, M. Rotenberg figurait en tête de la liste annuelle des adjudicataires de marchés publics en termes de valeur, après s’être vu attribuer des marchés d’une valeur de 555 milliards de roubles par le gouvernement russe. L’attribution de bon nombre de ces marchés s’est faite sans procédure formelle de mise en concurrence. Le 30 janvier 2015, le Premier ministre Dmitri Medvedev a signé un décret attribuant à la société Stroygazmontazh, propriété de M. Rotenberg, un marché public en vue de la construction du pont du détroit de Kertch entre la Russie et la «République autonome de Crimée» annexée illégalement. »
Ces résumés assez courts sont des brèches dans lesquelles s’engouffrent les avocats. Ces derniers reprochent au Conseil de ne pas suffisamment motiver ses accusations. Les avocats voient dans ces textes concis un modus operandi peu compatible avec des garanties procédurales. Un des premiers à entrer sur la scène judiciaire a été le clan Usmanov, le frère et les deux sœurs. Tous trois résidents à Tachkent en Ouzbékistan. Ils sont défendus par Me Jérôme Grand d’Esnon, du barreau de Paris. Dans l’encadré qui est consacré à son client, l’UE présente Alisher Usmanov comme étant un ami de longue date, un des « oligarques préférés » de Vladimir Poutine, un des hommes d’affaires officiels dont les activités dépendent de la volonté du président russe à qui il fait office de façade. Il y fait référence aussi à l’orientation « manifestement pro-kremlin » du journal Kommersant depuis qu’ il en est devenu propriétaire. Selon le US Treasury’s Financial Crimes Enforcement Network, il aurait versé dix millions de dollars à « l’influent conseiller » de Vladimir Poutine, Valentin Yumashev et a logé le vice-président du conseil de sécurité russe et ancien président et Premier ministre de la Russie, Dmitry Medvedev, dans ses « résidences luxueuses ».
Les soeurs d’Usmanov sont aussi visées par les sanctions, à titre personnel en raison de leur lien avec leur frère. D’après l’enquête du Bundeskriminalamt, Alisher Usmanov a transféré des actifs à Ismailova, laquelle est maintenant propriétaire du gigantesque yacht Dilbar immobilisé en Allemagne. Celui-ci appartient à la société Navis Marine Ltd (Îles Caïmans), qui a pour actionnaire Almenor Holdings Ltd (Chypre) dont les actions sont détenues par Pomerol Capital SA (Suisse) en fiducie/trust au profit de « The Sisters Trust ». Depuis 2017, Alisher Usmanov n’est plus actionnaire de cette société. Ce qui fait de Gulbakhor Ismailova l’unique propriétaire du yacht, conclut le Conseil de l’UE qui relève qu’elle est aussi liée à des biens immobiliers de luxe en Italie et en Lettonie pour lesquels « un lien peut être établi » avec son frère. Quant à l’autre sœur, Soadat Narzieva, Alisher Usmanov lui a transféré « des actifs considérables ». Elle est accusée de détenir vingt-sept comptes bancaires suisses « dotés de centaines de millions de » et ils peuvent être liés à son frère Alisher. Toutes les deux sont donc associées à Usmanov lequel a apporté un soutien actif, matériel ou financier aux décideurs russes responsables de l’annexion de la Crimée, conclut le Conseil
Pour leur avocat dans les trois affaires, le conseil ne prouve pas ses dires. Il ne motive pas assez sa décision, il ne démontre pas à en quoi consiste leur soutien à la guerre en Ukraine. Il méconnait les droits de la défense et le droit de ses clients à une protection juridictionnelle effective. Le mot « guerre » est employé sans restriction alors qu’il est interdit en Russie pour désigner l’opération militaire en Ukraine. Les avocats du cabinet bruxellois Daldewolf, qui défendent l’ancien propriétaire du Chelsea FC, Roman Abramovich, ne disent pas autre chose. Ils demandent en outre un million d’euros à titre provisionnel en faveur d’une fondation caritative créée dans le cadre de la vente du club anglais. Les accusations portées à leur client consistent à dire, entre autres, que grâce à ses liens étroits et de longue date avec le président Vladimir Poutine, il a amassé « une richesse considérable » et qu’il est l’un des principaux actionnaires du groupe sidérurgique Evraz, un des plus grands contribuables de la Russie. Abramovich fait donc partie des hommes d’affaires russes influents intervenant dans des secteurs économiques qui constituent une source substantielle de revenus pour le gouvernement de la Fédération de Russie. Les hommes d’affaires russes influents formant une part importante des inscrits sur la liste des sanctionnés par l’UE. Ses avocats mettent l’accent sur le principe général du droit exigeant de l’administration qu’elle motive bien ses décisions.
Dans la même veine, les conseillers du milliardaire Mikhail Fridman avancent la jurisprudence européenne en matière de standard et de qualité de la preuve. Le Conseil le décrit comme étant « un des plus grands financiers russes et facilitateur du cercle rapproché de Poutine » lequel, en retour, lui apporte un appui politique à ses plans d’investissements. Le Conseil n’établit ni que le requérant est un homme d’affaires important, ni qu’il est influent, ni qu’il est actif dans des secteurs économiques qui fournissent une source substantielle de revenus au gouvernement de la Fédération de Russie, expliquent ses avocats.
Cette belle unanimité dans les moyens de défense des Russes est due en partie à la jurisprudence « Yanukovych » . Depuis 2014, l’ancien président ukrainien est chaque année biffé de la liste de sanctions européennes et tous les ans le Conseil l’y inscrit à nouveau. Depuis sept ans, chaque année, le tribunal insiste sur ses droits fondamentaux qui ne sont pas respectés. Sa dernière inscription sur la liste européenne date du 3 mars 2022. Son recours pour en sortir date du mois de mai dernier. Et dans un arrêt du 30 mars dernier, le tribunal annule son inscription sur la liste 2020.Chaque fois le Conseil est condamné à payer les frais de ses avocats.
Le clan Usmanov a demandé et reçu une réponse à sa demande de mesures provisoires. Le frère et les sœurs voulaient récupérer la jouissance de leurs biens et circuler librement dans l’UE en attendant l’arrêt du Tribunal qui décidera, ou non, de les exclure de la liste 2022. Leur avocat en a fait la demande au président du tribunal Marc van der Woude arguant du fait que ses clients subissaient dès maintenant un préjudice si grave qu’il ne pourrait pas être réparé financièrement dans un an, dussent-ils gagner leur procès. Il est là aussi question de preuve. Mais cette fois-ci à la charge de l’oligarque. Et le juge d’expliquer qu’Usmanov n’a pas réussi à démontrer l’impact des sanctions sur sa situation financière personnelle et ne fournit pas la moindre donnée, notamment chiffrée, qui permettrait d’apprécier le caractère grave et irréparable du préjudice financier qu’il subirait dès maintenant. Par situation personnelle, le juge exclut la situation financière du holding USM dont, depuis 2014, il n’a plus le contrôle. Enfin, dit le juge, puisqu’il faut bien mettre en balance les intérêts des uns et des autres, entre les intérêts publics de l’UE laquelle, par ses sanctions, veut assurer la sécurité et la stabilité européennes, et les intérêts privés du milliardaire, il n’y a pas photo. La balance des intérêts penche en faveur du Conseil de l’UE
Aux deux sœurs, le juge explique d’autre part que les droits fondamentaux dont elles se prévalent pour être sorties de la liste - tel que le droit de propriété et le droit d’exercer librement des activités professionnelles - ne jouissent pas d’une protection absolue et peuvent faire l’objet de restrictions justifiées par des objectifs d’intérêt général, ce qui est le cas ici. De quoi décourager d’autres plaignants qui pour la plupart semblent vouloir attendre l’arrêt du tribunal sur le fond de l’affaire dans le meilleur des cas fin 2023
Les sanctionnés peuvent ou non demander des mesures provisoires comme ils ont aussi la maîtrise de leur stratégie judiciaire devant le Tribunal : ils peuvent demander l’anonymisation de leur recours s’ils le désirent. Ce qui a pour effet de les exclure du champ public. Certains l’ont fait. Qui est donc cet OT ? On ne le saura pas. Les initiales choisies sont fantaisistes, pour brouiller les pistes. « Cela pourrait tout aussi bien être Poutine, lui aussi inscrit sur la liste de 2022 », remarque un juriste, ne plaisantant qu’à moitié. On ne saura pas non plus quels sont les arguments qui ont convaincu le Tribunal de lui accorder ce privilège. Car toute la procédure devient « confidentielle ». OT avait aussi demandé des mesures provisoires. Ses arguments étaient aussi la violation des droits de la défense et de l’obligation, par le Conseil, de bien motiver sa décision. Mais il invoque aussi une violation de l’article 2 de la convention de New York sur les droits de l’enfant laquelle concerne tous les mineurs indépendamment des opinions politiques de leurs parents, sans que l’on puisse en savoir plus. Car dans son ordonnance lui refusant de l’exclure de la liste de sanctions en attendant l’arrêt sur le fond, le président du Tribunal biffe toutes les accusations du Conseil de l’UE, toute la défense d’OT et tous les faits susceptible de l’identifier. Une succession de mentions « confidentiel » frustrantes.
Dans l’hypothèse inverse, si un milliardaire ou une société punie a un intérêt tactique à médiatiser son affaire en faisant valoir ses arguments en public, il ou elle peut demander au tribunal de fixer une audience qui aura lieu dans une des salles du Palais de justice à Luxembourg, s’assurant ainsi la présence des médias invités à suivre les débats entre leurs avocats et les fonctionnaires représentant le Conseil de l’UE. La société d’armement Almaz-Antei, mise sur la liste des sanctions de 2014, avait obtenu une audience publique et l’un de ses représentants, flanqués de ses gardes du corps, avait aussi convoqué la télévision russe. Les raisons pour lesquelles un plaignant demande la fixation d’une audience publique des parties restent confidentielles. De même, le Tribunal qui, d’office, peut décider d’organiser une audience parce qu’il estime en avoir besoin pour comprendre de quoi il en retourne, n’a pas à justifier sa décision au public. Toutes ces « tractations » ont lieu entre les juges et les plaignants loin des regards indiscrets. Aucune date d’audience n’a été rendue publique pour l’instant.