Chroniques de la Cour

Russia not today

d'Lëtzebuerger Land du 15.04.2022

Une journée très spéciale. Le 1er avril dernier, un journaliste hongrois de Telex, un organe de presse online indépendant, a passé douze heures d’affilée à regarder les programmes en boucle de RT Russia Today interdit d’antenne dans toute l’UE depuis le 1er mars mais qu’il a pu suivre sur la plateforme ultraconservatrice américaine Rumble. Le journaliste Sajo David assiste à une émission programmée quatre fois dans la journée pendant laquelle des intervenants « qui se coupent sans cesse la parole » discutent de la responsabilité de l’Occident dans l’invasion de l’Ukraine. « Un type en nœud papillon insiste furieusement sur la liberté d’expression et dénonce l’obstruction de l’Occident à tout dialogue significatif sur la guerre en Ukraine. » Et le téléspectateur informé par Russia Today en ce 1er avril retient que les Ukrainiens ont causé un désastre humanitaire à Marioupol, que les Russes secourent continuellement des civils, tandis que le bataillon néo-nazi Azov bombarde la population. « Encore plus difficile à encaisser que le contenu de la télévison publique hongroise », a estimé Sajo David.

Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne s’est montrée du même avis en proposant de sanctionner la chaîne. Le 27 février, elle a ainsi expliqué que « les sociétés d’État Russia Today et Sputnik, ainsi que leurs filiales, ne pourront plus diffuser leurs mensonges pour justifier la guerre de Poutine et semer la division dans notre Union » en qualifiant « leur désinformation (de) toxique et nuisible en Europe ». Le 1er mars 2022, le couperet tombe. RT Russia Today et Sputnik sont interdits de transmission et de distribution par câble, satellite, au moyen de plateformes de partage de vidéos en ligne ou toute autre application. Sont visées RT Russia Today UK, Germany, France, » English » et « Spanish ». Ses journalistes peuvent toutefois enquêter et faire des interviews si bon leur semble. Le Conseil de l’UE précise qu’il a agi dans le respect des droits de chacun inscrits dans la Charte des droits fondamentaux de l’UE

RT Russia Today France n’a pas attendu la fin du délai de deux mois impartis aux justiciables « privilégiés » (d’Land, 1.4.2022) pour demander au tribunal d’annuler cette décision. Dès le 8 mars, leur avocat invoque la Charte des droits fondamentaux qui garantit le droit de toute personne à être entendue, le droit d’accès à son dossier, le droit à la libre entreprise et à la liberté d’expression. RT trouve sur ce point précis un allié, mais pour des raisons tactiques. La Fédération des journalistes européens se dit surprise par « cet acte de censure », lequel aura en plus, un effet « totalement contre-productif sur les citoyens qui suivent le média interdit ‘arguant du fait qu’il est toujours préférable’ de contrecarrer la désinformation que de la censurer ». Sur le plan juridique et sur ces questions extrêmement complexes, les juristes se régalent. Sur le Verfassungsblog on matters constitutional, un blog très suivi par le monde judiciaire européen, Björnstjern Baade, senior Research Fellow à la Freie Universität Berlin indique que la Commission européenne est au courant des distinguos entre la propagande de guerre et toute autre qualification possible des activités des télévisions russes, Notamment lorsque sa vice-présidente Vera Jourova explique : « Nous défendons tous la liberté d’expression mais on ne peut en abuser pour diffuser de la propagande de guerre ». La propagande de guerre est interdite notamment par la Convention internationale sur l’utilisation de la radiodiffusion dans l’intérêt de la paix, des Nations Unies. Pour le reste c’est plus compliqué.

Björnstjern Baade estime toutefois qu’une grande partie du contenu de RT Russia Today et de Sputnik relève plutôt de la désinformation trompeuse que « carrément fausse » en ce sens qu’elle encadre des informations de manière à ce que « leurs destinataires soient susceptibles d’en tirer des conclusions erronées ». La notion de liberté d’expression d’autre part est définie, encadrée et précisée par une multitude de textes de doctrine ou jurisprudentiels. Le 30 mars dernier, le président du Tribunal européen Marc van der Woude, saisi d’une demande de référé de RT France, a refusé de la rétablir provisoirement dans ses droits à émettre, mais compte tenu de « circonstances exceptionnelles » il a décidé d’une procédure accélérée qui permet au Tribunal de rendre un arrêt définitif rapidement. Probablement avant la fin de l’année, disent les experts. Le représentant de RT Russia Today France, Emmanuel Piwnica, avocat à la Cour de cassation et au Conseil d’État français, avait indiqué à la presse qu’il avait hâte d’en découdre avec le Conseil de l’UE devant le Tribunal sur le fond de cette affaire. Celle-ci peut durer des années si elle prend le chemin des affaires Yanukovych précitées dans lesquelles le Tribunal annule une décision que le Conseil de l’UE reprend plus ou moins dans les mêmes termes l’année suivante. Ces sanctions, on l’a dit, étant reconductibles annuellement et donc susceptibles d’être attaquées en justice chaque année.

Dominique Seytre
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