En 1960, le ministre des Affaires étrangères, Eugène Schaus (DP), dédouanait le Luxembourg : « Le régime du colonialisme n’est pas notre responsabilité ». C’est une autre citation du même Schaus qui a été choisie comme titre d’un livre commandité par Richtung 22 et qui vient de paraître chez Capybarabook : « Luxemburg war nie eine Kolonialmacht ». Son auteur, Yves Schmitz, s’emploie à réfuter cette affirmation. Le jeune historien, qui a passé son doctorat à Marbourg en 2021 sur les trafics illégaux d’armes au XIXe siècle, tente une synthèse de l’historiographie sur le passé colonial du Grand-Duché. Le livre prend la forme d’un manuel didactique. Son esthétique, ostensiblement sérieuse et sobre, rappelle d’ailleurs les « Que sais-je » ou la « Beck’sche Reihe ».
Dans la conclusion du livre, Schmitz rappelle que les « Luxemburger*innen waren tief in die kolonialen Projekte ihrer europäischen Nachbar*innen verstrickt, da sie in den Kolonien Handel trieben, missionierten, praktizierten, erkundeten und reisten, oder anthropologische und botanische Forschungen betrieben ». Il cite l’anthropologue finlandaise Ulla Vuorela, selon laquelle la « complicité coloniale » des pays situés en marge des centres culturels et politiques de l’Europe s’expliquerait par « the seduction by the hegemonic ». Une manière d’en être, note Schmitz : « Man wollte Europäer, ‘zivilisiert’, modern – und weiß – sein ».
La question centrale, celle de la responsabilité de l’État luxembourgeois et de son degré d’implication, reste sans réponse claire. « Es bleibt weiterhin offen : Wie genau haben Luxemburgs Gesellschaft und Staat vom Kolonialismus profitiert ? », écrit Schmitz en conclusion. Il estime que le sujet n’aurait jamais constitué une réelle priorité politique au Luxembourg : « Man kann nicht von einem allgemeinen, dauerhaften Interesse des gesamten Regierungsapparats an kolonialen Themen ausgehen ». Or, Schmitz montre que le gouvernement a tenté de s’insérer dans les réseaux coloniaux, à commencer par ceux du Congo belge. En 1953, l’ambassadeur luxembourgeois à Bruxelles, Lambert Schaus (à l’époque ex-ministre CSV et futur commissaire européen), dépose une couronne au pieds d’un buste de Léopold II. Son discours, reproduit dans le Wort, est celui d’un propagandiste : « Fraternellement, côte à côte, Belges et Luxembourgeois ont travaillé ensemble pour répandre la civilisation dans cette merveilleuse terre africaine du Congo ». Le même Schaus propose au maire de la capitale, Émile Hamilius, de nommer une place en l’honneur du Congo belge.
En 1935, le Luxembourg condamne l’invasion par l’Italie fasciste de l’Empire éthiopien, comme le fait alors la quasi-totalité des membres de la Société des nations. Un « realpolitisches Manöver », estime Schmitz qui a trouvé un document dans les archives nationales dans lequel Joseph Bech, admet avoir voté en faveur des sanctions « mit schwerem Herzen ». En 1960, le gouvernement préfère ne pas se prononcer sur « la question algérienne » : Celle-ci relèverait « de la compétence interne de la France ». (La même année, c’est-à-dire en pleine guerre d’indépendance, les Amitiés françaises du Luxembourg visitent l’Algérie pour un voyage d’études.) Dans les années 1980, lorsque la question du boycott et des sanctions se pose pour l’Afrique du Sud et son régime de l’apartheid, ni le gouvernement ni le Parlement ne prennent d’initiative, écrit Schmitz. En fait, c’était pire : Au sein des institutions européennes, le Luxembourg comptait dans le camp des opposants à des sanctions économiques dures. On pense à la petite phrase prononcée en 2014 par Jacques Poos, ancien ministre des Affaires étrangères (et de l’Économie), qui estimait qu’aux yeux de Pretoria, le Luxembourg aurait été « aussi important qu’une puce sur le dos d’un éléphant ». Des sanctions n’auraient donc « absolument rien changé à la situation en Afrique du Sud ». Une affirmation qui passe sous silence le rôle joué par la place bancaire dans le financement du régime. Tout comme l’opportunisme de Luxair qui vantait l’Afrique du Sud comme destination touristique dans ses brochures : « Du modernisme le plus sophistiqué à la tribu la plus primitive, l’Afrique du Sud assume ses contradictions avec bonheur ».
« Die gesamte Kolonialgeschichte hindurch waren luxemburgische Unternehmen nur in relativ geringem Ausmaß direkt in den Kolonien aktiv », note Schmitz en conclusion. Ce n’est pas faute d’avoir essayé. Dans les années 1950, la Fedil, en coopération avec le ministère de l’Économie, ouvre un « bureau commercial luxembourgeois » à Léopoldville. La Fédération des industriels pousse ses membres à s’intéresser au Congo comme marché d’export. Malheureusement, le livre de Schmitz ne fait qu’effleurer la place financière et ses réseaux coloniaux. Le sujet constituerait « ein lohnendes und wichtiges Forschungsobjekt », note l’auteur.
« Dieses Buch ist nur eine Zwischenetappe », admet Schmitz. Il veut proposer « un bilan » de l’état de la recherche existante. (Schmitz a également fait des recherches sur eluxemburgensia et dans les archives nationales, où il a trouvé des documents inédits.) À 93 reprises, le livre cite les travaux de Régis Moes, dont le mémoire de maîtrise (de 400 pages) avait constitué un événement lors de sa publication en 2012. Dix ans plus tard, l’exposition Le passé colonial du Luxembourg au MNHA remettait le sujet au centre de l’attention. (Le catalogue de l’exposition est toujours en phase d’élaboration.) Dans le sillage du mouvement Black Lives Matter, les réseaux afrodescendants Finkapé et Lëtz Rise Up se sont emparés du sujet. (Avec Richtung 22, Lëtz Rise Up avait mené une « campagne de décolonisation » de l’espace public, révélant « l’histoire cachée », car omniprésente, du colonialisme.) Schmitz a trouvé quelques rares « Vorreiter solcher Bewegungen ». En 1938, la revue illustrée A-Z publie une série d’articles du dramaturge béninois Paul Fabo dénonçant l’exploitation et la violence au cœur du projet colonial. (Sous le titre, extrêmement réducteur, « Ein Schwarzer erzählt von Schwarzen ».) Il y eut également le cheminot syndicaliste, politicien socialiste et anticolonialiste, Jacques Leurs (1910-1968), généralement présenté comme « premier citoyen noir » du Luxembourg, auquel un documentaire a été consacré en 2017.
Mais dans l’ensemble, la propagande coloniale imprègne le conscient collectif tout au long des XIXe et XXe siècles. Les motifs racistes sont massivement diffusés dans les discours officiels, la presse, la publicité, jusqu’aux chansons populaires (Jängli) et jeux d’enfants (« Wien fäert de Schwarze Mann ? »). Elle atteint son point extrême de déshumanisation dans les « zoos humains » qui apparaissent dans les années 1920 sur la Schueberfouer. Encore en 1973, la Revue publie une série d’articles de Joseph Thorn, un ancien fonctionnaire colonial, qui suintent la nostalgie, le paternalisme et le racisme : « Es waren primitive Menschenkinder. Ich liebte sie. Es waren nur Wilde ».
Au même moment, le mouvement tiers-mondiste commence à formuler une critique structurelle du colonialisme, qui s’articulera surtout dans Brennpunkt, la feuille de liaison de l’ASTM. En 1992, Romain Hilgert publie Banken, Kaffi, Hädekanner – 500 Jahre Luxemburg und die dritte Welt, un premier essai d’histoire populaire sur le sujet, que Schmitz décrit comme « mitreißende, aber oft polemische Anklageschrift ». « Luxemburg war nie eine Kolonialmacht » affiche sa prétention académique. Le sous-titre promet une « kritische Einführung ». Le lecteur doit d’abord franchir un « Vorwort », suivi d’une « Einleitung », puis d’un « Überblick » et enfin d’une « Auswahlbibliographie ». Au bout de 53 pages de revue de la littérature internationale et d’explications terminologiques, on doit encore surmonter dix pages traitant de la « Bestimmung einer ‘luxemburgischen’ Geschichte ». Schmitz y tente de dater le début de l’indépendance (1815, 1830, 1839, 1867, 1890 ?) et d’une « genuin ‘luxemburgische’ Gesellschaft ». Ces développements peuvent paraître fastidieux. Mais étant donné que l’auteur pose la question de la responsabilité morale de l’État luxembourgeois, ils ne sont pas entièrement dénués d’intérêt.
Une large partie du livre est composée de biographies. Elles se suivent à un rythme effréné, au point de se voir souvent réduites à un paragraphe ou deux. On y croise des botanistes et des linguistes, des industriels et des ingénieurs, des missionnaires et des mercenaires. Ensemble, ils forment une sorte de worst-of des Luxembourgeois impliqués dans le système colonial. On y retrouve notamment les deux Nicolas, le militaire Grang et l’ingénieur Cito. Le premier a fait détruire des villages africains récalcitrants à l’autorité de Léopold II, le second supervisait la construction de la ligne de chemin de fer Matadi-Kinshasa, qui coûta la vie à des milliers d’ouvriers africains (et qui est décrite par Conrad dans Heart of Darkness). Mais le livre vise surtout les grands notables luxembourgeois, comme l’industriel et « philanthrope » Jean-Pierre Pescatore (fondateur de la maison de retraite éponyme) qui détenait des participations dans une plantation de tabac à Cuba, sur laquelle travaillaient des hommes et des femmes réduits en esclavage. Son fils, Maurice Pescatore, possédait, lui, des plantations en Afrique. Dans Chasses et voyages au Congo (paru de manière posthume en 1932), l’homme politique libéral écrit à propos de la flagellation d’ouvriers noirs : « Comme ils sont peureux et craintifs, il est certain qu’il n’y a que la force qui leur en impose ».
Schmitz revient enfin sur le dossier Gérard Cravatte, un natif de Diekirch, devenu dirigeant d’une gigantesque mine de diamants au Congo. Il y a trois ans, Richtung 22 lui avait dédié une pièce de théâtre documentaire pour laquelle Schmitz avait assuré le consulting historique. Il s’agissait d’un véritable scoop : Il se trouvait que Gérard Cravatte, jusque-là un total inconnu dans l’historiographie luxembourgeoise, était impliqué dans des complots d’assassinat visant Patrice Lumumba. Cravatte avait en outre tenté de manipuler les élections et financé les sécessionnistes autour d’Albert Kalonji (qui finira exilé à Pétange). Dans le livre, le passage dédié à Cravatte tient malheureusement en une page. (Richtung 22 en a donné une version plus exhaustive dans le Land, à lire dans la rubrique « archive » de land.lu.)
Schmitz revient sur les mercenaires luxembourgeois dans les armées coloniales, du côté des Français en Algérie et en Indochine, et surtout du côté des Hollandais dans les Indes néerlandaises. (1 075 Luxembourgeois y auraient combattu entre 1815 et 1914, selon le décompte fait par Thomas Kolnberger et Ulbe Bosma.) C’est presqu’en passant que l’auteur évoque une conséquence indirecte du colonialisme pour le Luxembourg. Il cite un passage d’un article rédigé en 2023 par le chercheur Bernardino Tavares et la médiatrice Aleida Vieira dans Forum : « Le colonialisme est forcément à l’origine de la migration lusophone au Luxembourg. En effet, de nombreux migrants portugais arrivent au Luxembourg pour échapper à la guerre menée pour l’indépendance des anciennes colonies en Afrique. »
Dans la conclusion, Schmitz aborde la question d’un « Schuldeingeständnis » de la part du gouvernement. En 2020, les Pirates l’avaient soulevée dans une QP : « Gedenkt den Här Premierminister sech am Numm vum Grand-Duché an am Numm vun der Regierung bei de Geschiedegte vun der Kolonialiséierung fir d’Implicatioun vum Grand-Duché ze entschëllegen ? » Xavier Bettel bottait en touche. Il faudrait d’abord entreprendre « eng déifgräifend wëssenschaftiech Analys vun deem breede Sujet », répondait-il. En 2022, le ministère d’État signa une convention avec le C2DH, pour lancer le projet « Colonial History of Luxembourg ». (Le premier rapport intermédiaire sera présenté à la fin de l’année.) Les résultats de cette recherche historique devraient guider les éventuels « weider Schrëtt ». C’est du moins ce qu’a promis Xavier Bettel il y a quatre ans.