Sur la longue route sinueuse qui doit nous sortir de la pandémie et de l’ennui tout en évitant abus d’alcool, de nourriture et d’écrans, après avoir tenté le tricot, ressorti les puzzles de 1 500 pièces avec un grand ciel bleu sur une mer d’azur aux reflets turquoise, souscrit à un abonnement à Sudoku magazine et avoir prouvé à vous et à vos proches que vous aviez bien fait de ne pas faire carrière comme pâtissier, il n’est pas impossible que vous ayez ressorti de vos placards quelques jeux de société.
Quoi de mieux pour passer une après-midi pluvieuse qu’une interminable partie de Risk ou de Monopoly ? On n’a pas si souvent l’occasion d’assouvir ses plus bas instincts de domination mondiale ou de capitalisme effréné tout en dégustant une part de tarte aux pommes et en s’endormant à moitié pendant que sa fille rend la monnaie à son frère sur une note d’hôtel à 1 400 euros la nuit. Petit frère qui se vengera quatre heures plus tard en attaquant le Kamtchatka depuis le Japon, la Yakoutie et la Mongolie. En effet, le concept de « bons moments passés en famille » est tributaire non seulement de l’intérêt du jeu mais, également, du caractère des protagonistes et de leur capacité à accepter la défaite. Vous risquez de préférer sortir vous promener sous la pluie ou terminer votre pile de repassage plutôt que de continuer cette partie avec un véritable « Donald Trump du 1 000 bornes » qui crie au scandale, devient tout rouge et se roule par terre lorsque vous parez sa panne d’essence par un retentissant « coup fourré ».
Je dois avouer une autre déception, plus personnelle, mais peut-être partagée par quiconque a conservé les empreintes indélébiles laissées dans le cerveau encore tendre de notre enfance par les cartes et les illustrations des jeux de plateau. Les calembours de « la Bonne Paye » n’ont pas disparu et amusent encore les enfants. Mais, dans l’édition moderne, la facture de Jean Frémy, doreur, a perdu de sa superbe. Avant, au Cluedo, il fallait trouver qui avait tué monsieur Leblanc. Désormais c’est tous les personnages qui ont été massacrés par une équipe de graphistes qui mériteraient de redessiner les emballages de pots de yaourt chez Luxlait. Je ne souhaite à personne le choc psychologique qui attend tout natif des années 70 ou 80 lorsqu’il va découvrir à quoi ressemble désormais le colonel Moutarde ou les personnages du « Qui est-ce », d’ailleurs rebaptisés Emma, Léa, Théo ou Noah. C’est un peu comme s’ils étaient tous passés sous le bistouri du chirurgien esthétique de Michael Jackson. L’élégance du trait et le charme désuet de photographies surannées ont succombé à la puissance de calcul des ordinateurs. Les dessins expressifs ont été remplacés par des images de synthèse hideuses aux ombres et aux reflets intenses, comme s’il fallait habituer nos existences à un monde de plastique, lisse et sans aspérité. Tout est brillant et moche comme une station-service sur la route d’Arlon.
Pourtant, il reste un véritable motif de réconfort quand on vit au Luxembourg, pays décidément béni des dieux. Il est, en effet, très peu probable qu’on vous y propose une partie de Scrabble. Déjà que personne n’a réglé l’anarchie des claviers azerty, qwerty ou qwertz, alors avant de savoir s’il faut utiliser une édition allemande ou française, sans parler du dictionnaire de référence, on a tout le temps d’attendre une douzième vague de la pandémie. Et, si même vous vous trouvez pris au piège, vous pouvez toujours inventer des mots et prétendre que ça s’écrit comme ça dans l’Eisleck.