La vigne violentée

d'Lëtzebuerger Land du 29.01.2021

« Un soir, l’âme du vin chantait dans les bouteilles :
Je sais combien il faut, sur la colline en flamme,
De peine, de sueur et de soleil cuisant
Pour engendrer ma vie et pour me donner l’âme. »

N’en déplaise au pauvre Baudelaire, du côté de Stadtbredimus la peine et la sueur appartiennent au passé, car comme le Wort l’a fièrement annoncé l’autre jour dans son article « Weg frei für zeitgemässen Weinbau » : si nos ancêtres devaient trimer 1 400 heures pour travailler un hectare de vigne, leurs enfants n’y consacrent plus que 400 heures. Grâce soit rendue aux bulldozers qui ont « apprivoisé » le vignoble en réduisant sa pente de 60 à 30 degrés. Mais si on a érigé quelques terrasses, on a surtout terrassé la nature et terrorisé le terroir. Or, c’est le terroir qui fait la personnalité du vin en permettant l’alchimie entre le travail du vigneron, l’exposition du vignoble, le choix du cépage et, bien évidemment, la nature du sol et de sa terre. Qu’elle soit d’argile, de schistes ou de calcaire, c’est elle qui fait l’âme du vin en lui transmettant, en un seul verre, ce que des siècles, voire des millénaires ont déposé, strate par strate, en son sein. Le vigneron est, en quelque sorte, le psychanalyste de sa vigne. Il doit, par son travail d’interprétation dans le vignoble et dans la cave, restituer la mémoire et donc la vérité de son terroir. Il fait aussi office de traducteur. Or celui-ci, tous les poètes le savent, se met humblement à l’écoute de l’œuvre qu’il transmet. On peut, bien sûr, remanier l’œuvre, le texte, le sol, la partition pour la débarrasser de ses aspérités et la rendre ainsi plus facilement intelligible, plus digeste, en quelque sorte, mais ce serait obéir au vieil adage italien : traduttore, tradittore. Et c’est le crime, justement, que les terroiristes du remembrement ont commis.

En cette période d’après Noël, ces vinfidèles feraient bien de relire les évangiles, où Luc et Marc leur rappellent qu’ils ont reçu de leurs ancêtres les vignes en fermage. En en brisant la pierre, elle tombera sur eux et les écrasera, les avertissent-ils. Ces hérétiques réciteraient avec bonheur encore le fameux poème de Gottfried Bürger où le père, sur son lit de mort, enjoint à ses fils d’aller chercher un trésor enfoui dans son vignoble. En trimant matin et soir, en travaillant de leurs mains la terre à la recherche de leur bonheur, les fils finiront par trouver l’or, à savoir la riche robe jaune du vin qu’a engendré le vignoble, fruit de toutes ces attentions. On dit que la vigne doit souffrir en enfonçant bien profondément ses racines dans une maigre terre pour en extraire toute la richesse. Est-ce trop demander aux vignerons de se montrer solidaires de ses plants en respectant le terroir, de le ménager au lieu de l’aménager ?

Un vin de caractère naît du subtil équilibre de la géologie de son sol qui mêle ici, des coteaux de Schengen aux pentes de Wasserbillig, la fraîcheur de l’argile aux propriétés filtrantes des pierres calcaires. Le bien nommé Muschelkalk porte la mémoire de la mer, mère de la vigne. C’est en quelque sorte la langue maternelle de l’Elbling et, dans une moindre mesure, du Riesling et autres Auxerrois et Pinot gris. En quelques coups de bulldozer cet équilibre ancestral a été détruit. En déplaçant l’argile, en le remplaçant par des citernes pour permettre l’arrosage, on a mis de l’eau dans son vin. Pas sûr qu’elle soit bénite. Pas sûr non plus qu’Ausone, le poète latin qui a voyagé en l’an 365 de Bordeaux à Trèves pour chanter la Moselle, puisse aujourd’hui encore laisser errer son regard « sur la longue chaîne de ces crêtes escarpées, sur ces rochers, ces coteaux au soleil avec leurs détours et renforcements qui s’élèvent, plantés de vignes, comme un amphithéâtre naturel. » Celui qui a laissé son nom à un des plus grands vins du monde avait pourtant pressenti (déjà) que le Goldbierg et ses voisins, dans ces ignobles vignobles, allaient avoir peur de perdre leur hauteur : « vicinique timent decrescere montes ».

Yvan
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