C’est un drôle d’endroit sur la Moselle. Un espace boisé, aujourd’hui protégé, qui a été un haut lieu de la viticulture et de l’ingénierie avant de disparaître corps et biens en quelques jours à l’hiver 1964

Le Deisermillen, disparu  dans les entrailles de la terre

d'Lëtzebuerger Land vom 28.07.2023

Sur la route du vin, le long de la Moselle, entre le village de Machtum et Grevenmacher, on passe devant sans y prendre garde. On remarque à peine cette petite pause boisée perdue dans un océan de vignes. L’endroit est très beau et les vins produits tout autour sont fameux. Ouvrir un riesling des caves Schlink ou un autre du Clos des Rochers, par exemple, n’est jamais une mauvaise idée. Mais revenons à ce bois. Sa partie supérieure est intégrée dans la zone Natura 2000 « Machtum - Pëlembierg/ Froumbierg/ Greivenmaacherbierg ». Un tel classement n’est pas rare, un peu plus de 28 pour cent de la superficie du Grand-Duché est ainsi protégée. En la matière, le pays est vertueux : il se situe dans le Top 3 de l’Union européenne. La zone forestière qui borde le Kelsbaach, ce ruisseau tumultueux qui court entre les rochers, est même classée en tant que zone protégée d’intérêt national. Une dénomination plus contraignante, signe d’un écosystème riche qu’il est impératif de conserver, voire d’améliorer.

Cette forêt, si paisible et tranquille de nos jours est pourtant née d’une catastrophe d’une dimension exceptionnelle. « C’est la seule fois où notre village a été connu presque partout en Europe », sourit aujourd’hui Henri Hengel, un habitant de Machtum particulièrement alerte pour ses 79 ans et passionné par l’histoire locale. Il collectionne tout ce qu’il peut, témoignages oraux comme sources écrites. « Si je ne m’y intéresse pas, qui le fera ? » soupire-t-il un peu dépité. Lorsque le prêtre de la paroisse décède, il demande même l’autorisation au Conseil échevinal de photocopier le recueil des actes célébrés à l’église. Comme une sauvegarde d’un patrimoine qu’il a l’impression d’être le seul à protéger. « Depuis, je ne passe pas une journée sans regarder quelques pages », assure-t-il.

Le début de la grande catastrophe est daté le 19 décembre 1964, même si a posteriori, des signes précurseurs sont apparus dès le mois précédent. En novembre, « en se rasant le matin, M. Schockmel, qui habitait la belle villa du Deisermillen, a aperçu une faille dans sa salle de bain », retrace M. Hengel. Ça ira de mal en pis.

Le recueil d’articles parus par l’Entente des Sociétés de Machtum en 1982 à l’occasion des 90 ans de la Chorale Ste-Cécile, des cinquante ans du corps des sapeurs-pompiers du village, des quinze ans du club de tennis de table de l’Entente des Sociétés fourmille d’articles passionnants sur l’histoire locale et cet événement en particulier. Retenons en passant l’incroyable dynamisme associatif d’un village de moins de 200 habitants à l’époque. Jean Mersch, auteur d’un texte bien documenté dans le recueil, explique qu’à l’hiver 1964 la tranquillité a décidé de tourner le dos à Machtum. Depuis le 20 novembre, les villageois venant de « la montagne » (la route des coteaux qui file vers l’ouest et Niederdonven) remarquaient que de nombreuses fissures lézardaient de manière inquiétante la chaussée « cent mètres au-dessus et cent mètres au-dessous de la Villa Schockmel ». Le macadam se déformait chaque jour un peu plus, labouré par « des dépressions et des renflements. » Devenue impraticable, la route est fermée. Une vraie contrainte puisque les habitants doivent faire un détour de quinze kilomètres pour se rendre à Grevenmacher, pourtant éloignée de moins de quatre kilomètres par l’ancienne route.

Après quelques jours où l’inquiétude monte au sein de la population, tous ceux qui résident à Deisermillen sont évacués. Il faut dire que les failles devenaient « béantes » entre le lieu-dit et le Kelsbaach. Le dimanche 20 décembre, un premier glissement de terrain sape le secteur. « Dans la Villa Schockmel, on entend un crépitement permanent dans la maçonnerie », écrit Jean Mersch. Dans la nuit du dimanche au lundi, les fissures de la belle maison bourgeoise s’écartent considérablement. « On a l’impression que seule la charpente maintient en place les deux parties du bâtiment ». Plusieurs annexes (entrepôt, pressoir) sont déjà par terre. Ce lundi 21 décembre, tout le village est sourd et muet : le câble téléphonique souterrain a été sectionné par ce sol scélérat. Les villageois louent cependant les mérites des techniciens de la Poste qui mettent en service, le jour du réveillon, une ligne d’urgence longue de 1200 mètres qui passe par la fameuse montagne.

Le mardi 22 décembre, à 0 h 52, la Villa Schockmel s’effondre. Tout autour, la terre se dérobe inéluctablement. « Tout le monde était impressionné par l’ampleur de la destruction, note Jean Mersch. Les fissures se sont élargies et tout s’est écroulé autour, au ralenti. Les vignes s’effondrèrent, la route de la montagne était dévastée. »

« J’ai vu des arbres courir »

Henri Hengel, vingt ans à l’époque, est un témoin direct. « Beaucoup de gens sont venus voir ce qu’il se passait, se remémore-t-il. Moi, je n’y suis pas allé tant que ça, mais ce jour-là, j’étais venu avec mon cousin et je m’en souviens comme si j’y étais encore. J’ai vu des arbres courir vers la Moselle, c’était un spectacle absolument incroyable. C’était de grands arbres qui étaient plantés dans le parc de la villa, et ils ont tous glissé, encore debout, sur une cinquantaine de mètres. C’était surréaliste, on n’en croyait pas nos yeux… »

Dans la journée, pas moins de quatre hectares dévalent en direction de la rivière. Un million de mètres cubes de terre vient de se décrocher des coteaux. Toutes les maisons de Deisermillen, les plus simples comme les plus cossues, sont éparpillées au sol. Les ruines s’entassent misérablement pour former un paysage apocalyptique. Les photos sont impressionnantes.

Le jour même, les autorités bâtissent à la hâte une palissade en bois de quatre mètres de haut pour interdire le passage. Peine perdue : « On voit tout de même des jeunes, des photographes et des journalistes sur place », raconte Jean Mersch. À 16 h, le ministre de l’Agriculture, Émile Colling vient constater les dégâts. Il est accompagné d’Aly Duhr, député-maire de Wormeldange et aussi vigneron d’un beau domaine dirigé aujourd’hui par ses petits-fils, les frères Ben et Max Duhr. Le mercredi 23 décembre, le Grand-Duc Jean se déplace à son tour sur un site qui capte désormais l’attention de tout le pays. À ses côtés se trouve le ministre des Travaux publics et des Transports Albert Bousser.

L’épisode connaît même un retentissement européen, tous les médias en parlent et, parfois, l’information semble avoir du mal à passer. « À la fin de la guerre, nous avions un prisonnier allemand à Machtum, relève Henri Hengel. Il s’appelait Rudi Ziegler et, une fois la paix revenue, il est parti faire sa vie à Halle um Saale, en Allemagne de l’Est. Eh bien, il nous a écrit en demandant si nous étions tous morts ! Il avait entendu que le village avait été complètement détruit par un glissement de terrain et il s’était inquiété pour nous. »

Fort heureusement, la catastrophe n’avait fait aucune victime, mais il a fallu longtemps pour en déterminer les causes. Puisque les avis d’experts divergeaient, un procès long de six ans a permis d’établir les responsabilités, qui se sont avérées autant géologiques qu’économiques.

Le 26 mai 1964, la Grande-Duchesse Charlotte, le général de Gaulle et le chancelier Adenauer embarquent sur le Strasbourg à Apach (en France, juste après la frontière luxembourgeoise) pour un voyage en grande pompe jusqu’à Trèves. Ils inaugurent la Moselle nouvellement canalisée, une œuvre titanesque qui a nécessité sept ans de travaux. Henri Hengel se souvient : « Avant, lors des saisons sèches, on pouvait traverser la rivière à pied à certains endroits, il suffisait de trouver les bonnes pierres. » Désormais, la Moselle est navigable en toute saison, offrant à l’industrie un débouché vers la mer. Mais cette évolution va aussi coûter quelques dommages collatéraux, comme vont le confirmer les forages de 120 mètres réalisés du côté de Machtum entre mai et juin 1965 par la société nancéienne Bachy.

La canalisation de la Moselle et la construction du barrage de Grevenmacher, achevé au printemps 1964, quelques mois seulement avant le glissement de terrain, ont provoqué une hausse de huit mêtre de la Moselle au niveau de Deisermillen. Cette situation a eu pour conséquence de relever aussi le niveau des eaux souterraines, qui se sont concentrées dans les couches argilo-limoneuses. Saturées d’eau, celles-ci se sont mises à gonfler jusqu’à déstabiliser tout le coteau et notamment le calcaire coquiller dans lequel sont plantées les vignes. Cette dynamique a été renforcée par le fait que la pression exercée par les eaux souterraines a empêché le bon écoulement des sources qui affleuraient en surface.

« Notre sol est très complexe : Machtum est construit sur des alluvions apportées par la Moselle depuis sa source dans les Vosges, les vignes sont plantées dans du Muschelkalk (calcaire coquiller), mais le cimetière se trouve sur un sol de marnes argileuses du Keuper (typiques du sud de la Moselle luxembourgeoise). Nos vignerons passent donc leur vie sur du Muschelkalk, mais l’éternité dans le Keuper », assure Henri Hengel

Parallèlement à la montée des eaux, il a fallu refaire les routes qui bordaient la rivière. Et justement, quelques jours avant le glissement de terrain, la firme en charge des travaux avait démoli l’ancien mur de soutènement. Poussé par la pression de l’eau, sans point d’appui, le coteau n’avait aucune chance d’être maintenu en place et il a fini par s’effondrer sur lui-même, causant la perte de Deisermillen.

Un lieu à la pointe du progrès

Cet endroit était unique sur la Moselle luxembourgeoise. Porté par une succession de propriétaires visionnaires (les familles Brahy, Pescatore, Schorens, Wagner, Welter…), le site a été un laboratoire du modernisme. Lorsqu’il a été rayé de la carte, le domaine était le plus grand d’un seul tenant au Luxembourg. En 1892, l’Alsacien Chrétien Oberlin (ingénieur spécialiste de la viticulture et de la lutte contre le phylloxéra, fondateur de l’Institut du Vin d’Alsace à Colmar en 1897) a été convié par la commission viticole grand-ducale et le ministre d’État Paul Eyschen pour visiter le vignoble luxembourgeois. Ce ponte de la science viticole ne tarit pas d’éloges sur les vignes de Deisermillen : « Le propriétaire de ces belles propriétés, Monsieur J.-P. Welter de Remich, s’est acquis les plus grands mérites en mettant en œuvre les méthodes plus efficaces. Au moulin Deisermühle, toutes les vignes sont plantées en rangées dans toutes les directions, et même si toutes les parcelles n’ont pas une composition pure (la complantation était la règle à l’époque, ndlr), les variétés sont assorties de telle manière qu’elles peuvent être vendangées ensemble. Outre l’Elbling, qui constitue l’assemblage principal, on trouve également du riesling, du sylvaner pinot gris, du kniperle, du morillon blanc (improprement appelé pinot blanc), ainsi que quelques autres cépages. Toutes les erreurs et les défauts que l’on trouve dans les autres vignobles ont été soigneusement évités ou éliminés au Deisermühle. ». La productivité du domaine est considérée comme étant le gage de la bonne conduite de la vigne, « le rendement de l’année dernière a été estimé à 400 hectolitres sur une surface de 60 000 ceps, alors que dans les autres vignobles du Grand-Duché, on n’avait que très peu, et même absolument rien pour beaucoup. »

Christian Oberlin poursuit son panégyrique par des louanges sans équivoque : « Nous n’avons quitté que le magnifique parc de M. Welter […] à la tombée de la nuit, plein d’enthousiasme pour les beautés qu’il nous a fait découvrir. De tous les vignobles du Grand-Duché, celui de la Deisermühle est cultivé et entretenu de la manière la plus rationnelle. […} Il peut être considéré comme un vignoble modèle. »

L’Alsacien est un spécialiste de la vigne, pas de l’énergie hydraulique. Si tel avait été le cas, il aurait pu évoquer l’intelligence de l’ingénierie mise en place pour tirer profit de la force du Kelsbaach et des sources avoisinantes. Le premier moulin est mentionné dans un acte notarié de 1656. En 1821, Jean-Nicolas Brahy obtient l’autorisation de construire un moulin à huile, qui s’ajoute aux moulins à chaux, à tannage, à grains qui tournent grâce aux quatre étangs alimentés par huit sources. En 1846, Antoine Pescatore ajoutera une huilerie (grâce aux noix). Plus tard, la famille Welter avait espéré tirer à profit des étangs en lançant une activité de pisciculture qui n’a pas rapporté grand-chose. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la famille Wagner qui venait de construire un moulin pour produire de l’électricité a offert l’énergie à tout le village, un luxe inouï pour un pays qui s’éclairait avec des lampes à pétrole ou à carbures. L’affaire périclitera dans l’après-guerre, faute de rentabilité.

Le petit bout de forêt d’aujourd’hui clôture pour l’instant cette chronologie. Il ne reste plus rien de sa grandeur économico-industrielle. Le Deisermillen est devenu une zone naturelle absolument délicieuse à traverser. Les regards curieux repèreront les ruines de sa gloire passée : quelques vieux murs et dérivations du Kelsbaach. Désormais, l’ancien parc planté d’arbres exotiques est une aire de repos où l’on vient allumer des barbecues en famille. Cela ne plaît pas beaucoup à M. Hengel, qui aimerait que l’on respecte davantage l’endroit pour ce qu’il était. Mais c’est le propre de l’histoire que de tourner les pages.

Erwan Nonet
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