La géopolitique s’invite sur les terrains à la veille des grands rendez-vous sportifs

Ambassadeurs en short

Le Roude   Léiw flotte aux abords  du Tour  de France
Photo: Anouk Flesch
d'Lëtzebuerger Land du 14.06.2024

Ce vendredi soir à Munich, le match d’ouverture de l’Euro2024 de football opposera l’Allemagne, pays organisateur, à l’Écosse. Pour ce tournoi majeur (le premier organisé en Allemagne depuis la Coupe du Monde de la FIFA 2006), plus de 2,7 millions de spectateurs sont attendus pendant un mois dans les dix différents stades. Plus imposants encore, les Jeux Olympiques démarreront le 26 juillet à Paris. Depuis l’annonce dimanche d’élections législatives anticipées, l’inquiétude qui se lit dans les médias français est de voir Jordan Bardella (Rassemblement national) parader en Premier ministre lors de la cérémonie d’ouverture. À l’approche ce ces événements majeurs, la pression s’accroît sur les instances sportives pour qu’elles bannissent Israël, comme elles l’ont fait de la Russie. L’intersection du sport et de la politique fait l’objet de désaccords et discussion.

L’organisation d’événement sportifs de grande envergure est une vitrine essentielle pour les États. C’est « la meilleure campagne publicitaire qu’un État-nation puisse s’offrir », souligne le sociologue allemand Albrecht Sonntag. Il était mardi soir, l’un des orateurs de la conférence sur la géopolitique et le sport organisée par l’Institut Pierre Werner (avec l’Ambassade de France au Luxembourg). Il pointe les défis de l’organisation, la campagne médiatique et la force symbolique de la présence systématique, dans les tribunes, de chefs d’États, de présidents, de chefs de gouvernement, de chanceliers, de ministres. Le sport dans ses différents aspects est un outil de soft power, contribuant au rayonnement des nations. « Le sport est devenu le terrain d’affrontement – pacifique et régulé – des États. C’est la façon la plus visible de montrer son drapeau, d’être un point sur la carte du monde et d’exister aux yeux de tous », décrit Pascal Boniface dans son livre Géopolitique du sport (Dunod, 2023).

Déjà dans l’Antiquité, les cités grecques participaient aux Jeux panhelléniques pour mesurer leur puissance par le sport. Depuis que le sport moderne tel que nous le connaissons est né en Grande-Bretagne au milieu du 19e siècle, il est devenu une « arme » pour les États, notamment lors de la colonisation. Ce phénomène s’accentue encore aujourd’hui dans un monde globalisé et multipolaire où les compétitions sportives fédèrent plus efficacement que les discours et où les sportifs sont au moins aussi populaires que les stars de cinéma ou de la musique et bien plus que les chefs d’État. Une anecdote (invérifiable) raconte qu’en 1997, le président français Jacques Chirac avait emmené Michel Platini dans une tournée de visites en Amérique latine. La question qui revenait lors des différentes apparitions publiques était : « C’est qui le gars à côté de Platini ? »

Le sport, c’est donc plus que du sport. C’est un théâtre où se jouent les relations de pouvoir entre les nations. À l’ère du sport mondialisé, les notions de « sport power » et de « diplomatie du sport » prennent tout leur sens. Lors de la conférence de mardi, Carole Gomez, diplômée en sociologie du sport à l’Université de Lausanne, détaillait les enjeux de puissance à l’œuvre dans le sport. « Historiquement, la notion de puissance, était principalement examinée sous un angle militaire, puis économique. La puissance est aujourd’hui conceptualisée de manière beaucoup plus diverse : démographique, culturelle, technologique. Le sport s’inscrit dans cette logique. » Ce secteur économique en plein essor, représente aussi un puissant levier d’influence parce qu’il est un langage universel, rassembleur et porteur de valeurs. Albrecht Sonntag lui emboîte le pas : « Le sport a le pouvoir de transcender les barrières culturelles et linguistiques, rassemblant les gens autour d’une passion commune tout en renforçant les liens sociaux ». Denis Scuto, directeur adjoint du Luxembourg Centre for Contemporary and Digital History (C²DH) et ancien joueur international de football, se souvient : « Le sport est le cadre de vie où j’ai le plus appris des valeurs telles que la solidarité ou le respect. »

Le sociologue allemand estime que « le sport est d’abord un jeu, avec des règles admises par ceux qui y participent. Jouer ensemble, c’est s’accepter et se faire confiance. Boycotter, c’est nier l’autre. » Ainsi, à l’issue de la Première Guerre mondiale, les pays vaincus ont été exclus des Jeux Olympiques pour éviter qu’ils prennent sur le terrain sportif la revanche de leur défaite sur le camp militaire. On peut aussi se rappeler qu’en 1971, une équipe américaine de ping-pong s’était rendu en Chine alors que ces pays n’entretenaient pas de relations diplomatiques. À l’époque on parlait de « diplomatie du ping-pong », d’autant que le président Nixon aurait estimé que « en jouant au ping-pong, nos deux pays ont effacé les incompréhensions du passé ». Toujours lors de la conférence, Samuel Ducroquet a pu faire étalage de ce qu’est la diplomatie du sport. Il endosse la fonction d’Ambassadeur pour le sport au ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères, un titre assez rare dans les chancelleries, mais qui tend à se diffuser. « Ce poste est né en 2014 avec la volonté de renforcer l’influence de la France à travers le sport », résume-t-il. Il explique que la diplomatie par le sport revêt des enjeux d’attractivité pour « promouvoir le savoir-faire et les compétences des entreprises françaises et obtenir des marchés sur la scène internationale ». George Orwell disait que « le sport c’est la guerre sans les fusils ». Le diplomate espère dépasser les termes belliqueux de compétition, confrontation, rivalité ou opposition pour parler de coopération. « Lorsqu’on parle de sport et de puissance, on peut aussi réfléchir à cette manière qu’a le sport de rassembler et de faire converger les actions au profit du bien commun. Nous utilisons le sport comme un outil de coopération concrète à travers des programmes et des financements, par exemple pour le soutien au football féminin en Irak ou au Ghana, aux académies sportives au Maroc, ou encore à des associations qui se servent de la boxe pour pallier les violences urbaines au Sénégal. »

En comparant avec d’autres petits pays ou régions (les Îles Féroé, le Pays basque, le Pays de Galles, l’Islande…), Denis Scuto regrette que le Luxembourg n’ait pas déployé de stratégie ou de diplomatie du sport. « Le sport, c’est 0,21 pour cent du budget de l’État ; clairement pas une priorité, même s’il y a du mieux avec le Sports Lycée, le soutien à l’élite et le renforcement des capacités organisationnelles du mouvement sportif. » Le départ du Tour de France en 1989 et 2002 ou la Coupe du monde de cyclo-cross en 2017: le bilan des événements organisés au Luxembourg est bien maigre. Les résultats aussi : seulement cinq médailles olympiques ont été remportées par le Luxembourg, jeux d’été et d’hiver confondus. Les deux dernières remontent à 1992 avec Marc Girardelli. Tout au plus, le système électoral luxembourgeois avec son panachage favorise la montée de sportifs dans l’arène politique : des champions olympiques Josy Barthel (nommé ministre en 1977), Colette Flesch (élue députée en 1968), Nancy Kemp-Arendt (1996) et Norbert Haupert (1999) aux anciens joueurs nationaux de foot Camille Dimmer (1984) et Jeannot Krecké (1989). En 2023, les libéraux étaient les seuls à continuer à miser sur les stars locales, en présentant deux sportifs de haut niveau sur leurs listes : Mandy Minella et Raphaël Stacchiotti.

Qui s’agisse de l’accueil et de l’organisation de compétitions sportives de premier plan ou de la réalisation de performances notables, de nombreux pays ont saisi l’opportunité d’utiliser le sport comme un outil au service de leurs intérêts. Pourtant, les instances sportives ont toujours martelé qu’il ne faut pas mélanger sport et politique. Cette volonté est démentie par les faits, et depuis fort longtemps. Le baron Pierre de Coubertin, lorsqu’il relance les Jeux Olympiques en 1894, veut contribuer à la pacification des relations internationales, notamment après la guerre de 1870. Si cela n’est pas un objectif politique, on voit mal ce qui pourrait l’être. L’instrumentalisation des JO par Hitler en 1936 est forcément dans toutes les mémoires alors que pendant toute la Guerre froide, le décompte des médailles entre l’URSS et les États-Unis ou entre les deux Allemagne servait de mesure de l’efficacité des systèmes socialiste ou capitaliste. Le sport a également joué un rôle important lors de la décolonisation. Pour un pays qui venait d’obtenir son indépendance, avoir une délégation aux JO ou une équipe nationale de football permettait de jouer l’hymne national, de montrer le drapeau et d’unifier un peuple à l’identité fragile derrière ses champions. L’Algérie a même existé par son équipe de football avant d’être un État indépendant. De 1958 à 1961, des joueurs qui avaient fui les championnats français ont constitué une équipe « nationale » de football qui s’est surtout produite en Europe de l’Est et en Afrique.

Même si le CIO (Comité international olympique) s’en défend, l’attribution de l’organisation des JO procède d’une logique géopolitique : Helsinki a été choisie en 1952 pour la neutralité de la Finlande, ce qui facilitait la participation de l’Union soviétique et des pays communistes ; le choix de Tokyo en 1964 symbolisait la modernité du Japon et son retour au sein de la communauté internationale ; Mexico en 1968 reconnaissait l’émergence du tiers-monde ; Munich en 1972 illustrait la normalisation de l’Allemagne ; Moscou en 1980 aurait dû représenter la détente Est-Ouest si l’intervention soviétique en Afghanistan n’avait pas sifflé la fin du match ; 1988 figure l’émergence de l’Asie et la démocratisation de la Corée du Sud ; en 1992, Barcelone souligne le retour de la démocratie en Espagne. Plus près de nous, en 2014, la Russie a promu les Jeux de Sotchi pour signifier son retour sur la scène internationale ; la même année, elle annexait la Crimée. Les États-Unis y ont répondu en dénonçant le dopage des athlètes russes. En 2022, Xi Jinping et Vladimir Poutine ont déclaré leur « amitié éternelle » lors des Jeux d’hiver de Pékin, juste avant l’invasion de l’Ukraine.

À l’importance politique que prennent les manifestations sportives, leur boycott est la réponse brandie pour marquer un désaccord. C’est sans doute l’Afrique du Sud qui a été le plus longuement frappée par une longue série de boycotts sportifs dénonçant la politique de l’apartheid. Dès 1961, le pays est suspendu par la FIFA, et le CIO ne l’invite pas aux JO de 1964 à Tokyo. L’interdiction de tournois internationaux suit dans toutes les disciplines, y compris les échecs ou le golf. Ces boycotts se sont poursuivis jusqu’à la fin des années 1980. Parallèlement d’autres pays sont vilipendés quand ils acceptent les athlètes sud-africains. 22 nations africaines refusent de venir à Montréal en 1976 pour protester contre la présence de la Nouvelle-Zélande qui avait envoyé son équipe de rugby jouer en Afrique du Sud. À la suite de l’invasion de l’Afghanistan par les troupes soviétiques, les États-Unis, refusent d’envoyer leur équipe olympique à Moscou en 1980. Le Canada, le Japon, la Corée du Sud et l’Allemagne ainsi que près de trente autres pays suivent leur position… Mais pas le Luxembourg dont le Comité olympique décide de ne pas boycotter, à l’instar de la France ou de la Belgique. Ces pays refuseront cependant de défiler lors de la cérémonie d’ouverture. La réplique des Soviétiques intervient quatre ans plus tard aux Jeux Olympiques de 1984 qui se tiennent à Los Angeles. L’URSS et la majorité des pays du bloc communiste ne sont pas allé aux États-Unis.

« Pour moi, le boycott sportif est une arme de la Guerre froide, un peu datée. L’appel au boycott peut être intéressant car il attire l’attention sur un sujet, mais sa réalisation m’apparaît aujourd’hui comme impossible. Aucun pays, aucune fédération ne prendra ce risque de se retrouver exclu », explique la sociologue Carole Gomez. Elle considère que les instances internationales du sport sont sur une ligne de crête, en tension entre différentes contradictions et des injonctions irréconciliables. La Coupe du monde de football au Qatar en 2022 et les Jeux d’hiver de Pékin la même année ont été largement pointés du doigt par rapport au respect des droits humains et aux aberrations environnementales. Même si de nombreux pays n’ont pas envoyé de délégation diplomatique à Pékin. Le Grand-Duc Henri, avec sa casquette de membre du Comité international olympique, s’était rendu en Chine. Il fut le seul chef d’État européen présent à la cérémonie d’ouverture. Même si les footballeurs allemands se sont essayés à porter un brassard arc-en-ciel pour s’élever contre l’homophobie au Qatar, ces événements sportifs ce sont quand même déroulés, sans beaucoup d’embûches, ces dernières années.

« Il faut se poser ces questions en amont, quand on attribue l’événement à un pays ou une ville. Le CIO ou la FIFA devraient avoir un système de points où des critères sont préfixés », estimait Xavier Bettel dans une interview à Mental ! en décembre 2022 à propos du Qatar. Les attributions sont formulées très longtemps à l’avance et certains écueils revêtent une importance relative. Ainsi, douze ans se sont écoulés entre la désignation et le déroulement de la compétition de football au Qatar. La question climatique était moins présente dans l’esprit et le quotidien des gens. « Une vraie réflexion doit être menée par des instances internationales : L’enchaînement de catastrophes naturelles rend d’autant plus incompréhensible l’organisation de ces événements qui sont un business, un spectacle, une activité commerciale », dénonce la sociologue Carole Gomez Son collègue allemand ne dit pas autre chose : « Au final, le gigantisme de ces méga événements sportifs va dans une impasse. Ils deviennent obscènes et obsolètes ».

France Clarinval
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