Comment « Wee 2050 » est passé de 80 à 8 pour cent

La solitude des ventriloques

d'Lëtzebuerger Land vom 19.10.2018

Don’t believe the hype C’était le dimanche du référendum, le 7 juin 2015. À Merl, dans l’ancien Café Pacha (avant sa reconversion hipster), quelques supporters du « non » se mettent à chanter : « Laura Zuccoli –Shalalalala ! Laura Zuccoli – Shalalalala ! » Fred Keup, initiateur de la page Facebook « Nee 2015 », avait appelé ses 6 647 « followers » à sortir de derrière leurs écrans et à s’afficher. Seule une petite trentaine avait fait le déplacement. Au moment de son triomphe, Keup semblait donc étrangement isolé. Et un doute naissait : Et si le roi (autoproclamé) du « non » était nu ?

Trois ans plus tard, l’ADR invite dans les salons feutrés du Sofitel au Kirchberg pour sa soirée électorale. Le chef du parti, Gast Gibéryen, semble anxieux. Les premiers résultats tombent. Il s’exclame : « D’Pirate wanne bäi, déi Gréng wanne bäi, déi Lénk wanne bäi. Firwat mir net ? » L’atmosphère est maussade. Mais, face à la presse, Fred Keup met son éternel sourire. Il se déclare satisfait. Il vient pourtant de ne pas se faire élire à la Chambre des députés. Contre toutes les attentes, le backlash identitaire n’aura pas eu lieu. L’ADR s’attendait à atteindre au moins la force de fraction, soit cinq mandats. Il n’aura gagné qu’un siège de plus – au grand dam des candidats qui s’imaginaient déjà députés ou, au moins, permanents.

Fred Keup se présentait comme le mandataire officieux des « quatre-vingts pour cent ». Celui qui avait usurpé le rôle de ventriloque de la nation du « non » se retrouve aujourd’hui démystifié, dégradé en simple membre d’un parti dominé par un ancien syndicaliste anti-communiste, un ex-diplomate ultra-catholique et un avocat d’affaires islamophobe. Les candidats issus de « Wee 2050 » auront livré des performances peu éclatantes. Sur la liste Centre, Claude Bintz finit sixième et Thessy Ahles neuvième. Daniel Rinck, le héros éphémère de la page Facebook « Neiwahle Lëtzebuerg », finit 19e ; Lucien Welter, le pétitionnaire linguistique, se classe treizième. Sur la liste ADR du Sud, le très droitier Tom Weidig finit cinquième.

Flashback La soirée de ce dimanche devait faire remonter le souvenir de 2009 à Gast Gibéryien. À l’époque déjà, les sondages de TNS-Ilres pronostiquaient un triomphe pour l’ADR. Le parti crut à son propre hype. Il joua son va-tout, jetant tous ses moyens dans la campagne. Au lendemain du scrutin, l’ADR se retrouvait endetté jusqu’au cou. En plus, Gibéryen ne réussit pas à décrocher un siège au Parlement européen ; ce qui anéantit son plan de se mettre au vert à Bruxelles et de laisser son siège à la Chambre à sa fille Tania.

Le scrutin de 2009 devait marquer l’aggiornamento de l’ADR. Le parti qui, en 2004 encore, plaidait pour une « politique du personnel et des traitements restrictive » dans la fonction publique et pour l’embauche des enseignants « sous le régime du droit de travail privé », draguait désormais ces mêmes fonctionnaires. Pour cacher toute trace de dissension sociale, l’ADR imagina une identité nationale unie et monolithique sous le slogan : « Fir eis Identitéit : Sprooch, Nationalitéit, Integratioun a Wahlrecht » (lisez : pas de droit de vote pour les non-nationaux). En 2009 comme en 2018, ce fut le DP qui allait le plus loin dans le mimétisme. Sa tête de liste, Claude Meisch, voulait ainsi exclure les frontaliers des bourses d’études ; une idée lancée par Caritas, finalement adoptée par le gouvernement Juncker-Asselborn II, avant d’être démontée par la Cour de Justice européenne.

En 2013 encore, l’ADR reconnaissait dans son programme électoral « dass Luxemburg sich ohne den Zustrom an neuen Einwohnern und Grenzgängern nicht zu dem hätte entwickeln können, was es heute ist. Auch wenn Luxemburg derzeit in wirtschaftlich schwierigen Zeiten ist, so bleibt es doch weiterhin auf diese Mitarbeiter angewiesen. » En 2018, le parti avait considérablement durci le ton. Le programme proposait ainsi de fixer la langue luxembourgeoise comme « condition dans les contrats de travail » ; ceux-ci pourraient « être annulés si les conditions linguistiques ne seront pas remplies ».

Éloge du pragmatisme Mais la vague populiste n’aura pas submergé le Luxembourg. Les conditions sociales n’y sont pas réunies ; malgré des concentrations de pauvreté dans les villes ouvrières (Wiltz, Ettelbruck, Esch, Differdange), on ne retrouve pas de régions dévastées par des décennies de désindustrialisation comme la rust belt états-unienne, l’Est allemand ou le Nord-Est français. Mais la faiblesse – en comparaison européenne – du score de l’ADR reflète également la persistance d’une culture du consensus et du compromis dans un petit État qui, malgré une période de prospérité inégalée, garde une conscience aiguë de sa vulnérabilité. Comme si le pays était trop petit pour se permettre des clivages idéologiques ou symboliques. Les Luxembourgeois semblent tout simplement trop pragmatiques pour convertir leurs éventuels ressentiments xénophobes en voix politiques.

Dans une conférence tenue récemment devant l’Institut grand-ducal, le juriste Patrick Kinsch estimait qu’il fallait « considérer le ‘pragmatisme’ des Luxembourgeois dans un sens plutôt populaire […] : un ingrédient en est la peur de manquer dans le futur, de retourner à l’état de l’économie luxembourgeoise en 1831. » Tout en faisant la critique d’un pragmatisme qui s’importune peu de principes et risque donc constamment de virer à l’opportunisme, Kinsch en rappelait également les « avantages incontestables » : « Un peuple de pragmatiques sera moins glorieux, mais aussi moins agressif que d’autres ; il sera accommodant, ce qui est une vertu morale, et aura tendance à fonctionner selon le principe ‘vivre et laisser vivre’ ». (On pourrait également argumenter que, selon les contextes historiques, le pragmatisme peut produire le pire. Le rapport Artuso a ainsi montré que, plutôt que par conviction idéologique, la collaboration de la Commission administrative était dictée par une forme de pragmatisme qui cherchait à sauvegarder l’État luxembourgeois, quitte à sacrifier les principes que celui-ci était censé incarner.)

Ô Panama ! La Weltanschauung de l’ADR allie conservatisme politique, nationalisme linguistique et libéralisme économique. Ce curieux syncrétisme s’incarne dans la personne de Roy Reding, avocat d’affaires et expert en combines panaméennes, islamophobe et supporteur de Donald Trump. (Reding avait fait son coming-out en faveur de Trump dans la nuit de l’élection présidentielle sur la Radio 100,7). La presse aura beaucoup glosé sur la tension au sein de l’ADR entre néolibéraux et souverainistes, entre offshore et Heimattümelei.

Mais dans le contexte luxembourgeois, ces courants n’étaient pas forcément contradictoires. Car la souveraineté, c’est d’abord le droit de la commercialiser. Quant à la place financière, elle avait vocation à rester invisible. En juin 1929, dans son avis sur la loi des holdings, qui apparaît a posteriori comme la première pièce du puzzle offshore, le Conseil d’État se félicitait de ce que les holdings « vivront chez nous une vie pour ainsi dire inerte et ne sauraient susciter des complications ». Or, depuis le resserrement des critères de « substance économique », cette promesse d’une finance-fantôme n’est plus tenable. Du coup, une critique de la « croissance » – dans le discours ADR un nom de code pour les immigrés « illégaux » et les frontaliers francophones – a perdu en crédibilité. Le beurre et l’argent du beurre, c’est quand même demander beaucoup.

Au final, reste l’interrogation comment une Asbl-boîte-aux-lettres de huit membres aura réussi à imposer ses thèmes (langue, démographie, identité) à toute une campagne législative. « Wee 2050 » fut une coproduction de Facebook et de RTL-Télé. Surtout en début de campagne, le média reprit la vieille chanson de « eis Identitéit » sans la déconstruire, problématiser ou ne serait-ce que la mettre au pluriel. Comme s’il s’agissait d’une donnée fixe à préserver, et non d’un enjeu politique et mouvant.

Exceptionnel ?

En matière d’extrême-droite, le Grand-Duché semble résister à l’air du temps. Y aurait-il un exceptionnalisme luxembourgeois ? Dans les années 1930, alors que le vieux continent bascule dans le fascisme, les partis d’extrême-droite restent très minoritaires au Grand-Duché. Le parti « national-démocrate », un mouvement petit-bourgeois, populiste et xénophobe fondé par le journaliste Léo Müller, ne réussit qu’une petite percée électorale en 1937. (Après l’invasion, Müller réaligne son nationalisme sur le thème großdeutsch et sera condamné, en 1946, à deux ans de prison.) Quant aux courants antiparlementaristes et autoritaires au sein du catholicisme politique, ils seront désarçonnés par le « non » au référendum sur la loi muselière du 6 juin 1937.

Dans les années 1980-1990, alors que Le Pen, Blocher, Haider et Bossi chamboulent les paysages politiques, l’extrême-droite ne réussit pas à s’implanter au Luxembourg. Aux élections de 1989 et 1994, les éco-fascistes et racistes de la National Bewegong ratent – de peu – leur entrée au Parlement. En 2018, comparé à la férocité d’une Marine Le Pen, d’un Matteo Salvini ou d’un Alexander Gauland, le discours de l’ADR apparaît comme très soft, une version ringarde et survoltée du CSV. bt

Bernard Thomas
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