On n’est pas encore tout à fait certain de voir le bout du tunnel mais, soyons francs, les bonnes nouvelles semblent s’accumuler. Vous commencez à vous accoutumer à votre emploi du temps surréaliste, mélange de séances tutos en tous genres sur YouTube, d’espoirs déçus d’obtenir un slot chez Auchan-Drive, de visio-conférences foireuses avec vos collègues, de réapprentissage des tâches ménagères oubliées, de révision de listes de verbes irréguliers allemands avec vos enfants et, bien sûr, de séances de couture désespérées visant à fabriquer un masque FFP-2 à partir d’un chiffon microfibre, d’un vieux T-shirt et d’une culotte de votre femme (pour l’élastique, pas pour la dentelle). Le taux de pollution atmosphérique n’a jamais été aussi bas depuis l’invention du moteur diesel. Les habitants du Limpertsberg n’auront pas à supporter la Schueberfouer cette année.
Finalement, il ne faut pas désespérer de l’humanité. Il est probable que le reste de nos existences ne ressembleront pas à une nouvelle de Philip K. Dick. On devrait échapper à l’histoire d’une humanité enfermée pendant des mois, puis des années : nous n’aurons pas décidé de sacrifier toutes nos libertés individuelles contre une promesse de vie éternelle. Poussée jusqu’à l’absurde, on pouvait assez bien craindre de finir tous enfermés dans un caisson, isolés, sous oxygène et perfusion, dans une vie végétative qui viserait à réduire à néant tout risque de maladie, pour repousser l’échéance inéluctable de la mort. À part quelques masochistes (ou amoureux des verbes irréguliers allemands, ce qui semble une catégorie assez proche) qui préfèrent garder leurs enfants à la maison jusque septembre, la majeure partie de la population semble prête à accepter le risque raisonnable comme une composante normale de la vie, un prix à payer en échange de l’accès à l’éducation, des relations sociales ou des échanges économiques.
À l’heure où l’on craint les menaces de prochaines vagues, on pourrait encore craindre de basculer dans une histoire à la Underground de Kusturica : il suffirait de bien cacher la future découverte d’un traitement d’un vaccin, d’en réserver l’usage à une élite ou à certains pays, pour que des millions de familles continuent à vivre terrées chez elles, par crainte d’une maladie mortelle, pendant que des privilégiés profiteraient, en cachette, d’une planète moins polluée et de destinations touristiques enfin libérées du fléau du tourisme de masse et de la surpopulation. Vu le niveau de compétence des plus grands dirigeants mondiaux actuels, on peut sans doute écarter cette hypothèse, au moins tant que des cocktails à l’eau de javel constituent la meilleure idée de Donald Trump.
Le temps du déconfinement permet surtout de considérer la situation sous un angle moins anxiogène. Les consignes des différents gouvernements ont permis d’organiser le plus grand jeu scout de tous les temps : une version planétaire, à trois milliards de personnes, du « Jacques a dit » (alias « Simon says » ou « Pitty seet »). Au début c’est facile : Jacques a dit « restez chez vous ». Jacques a dit « personne ne va à l’école ». Jacques a dit « toussez dans votre coude ». Jacques a dit « n’approchez personne à moins de 1,5 mètre ». Après ça se complique un peu : Jacques a dit « les enfants de six à douze ans vont à l’école une semaine sur deux ». Jacques a dit « allez travailler » (mais Jacques n’a pas encore dit que vous aviez le droit de sortir de chez vous). Jacques a dit « ne portez pas un masque, ça ne sert à rien ». Jacques a dit « finalement, portez un masque, on vient d’en acheter sept millions ».
La meilleure nouvelle, d’ailleurs, c’est le masque. Passons la réussite logistique au terme de laquelle chaque résident en a reçu cinq exemplaires bien emballés, dès la semaine dernière. Tous se couvrir le visage, c’est surtout fédérateur. C’est une excellente idée au moment où la tendance est plutôt au repli sur soi, au décompte quotidien des morts par pays comme pour une macabre coupe du monde, où chacun espérerait finir avec un meilleur score que son voisin. Peut-être que les protections buccales nous aideront à perdre ce réflexe vite acquis, consistant à considérer toute personne susceptible de croiser votre chemin comme un danger qui vous pousse à changer de trottoir ou à marcher sur la route. Même si cela vous donne l’impression de vous préparer à braquer votre boulangère lorsque vous vous couvrez le nez de votre foulard avant d’entrer dans son magasin, se protéger les voies respiratoires n’est pas forcément une mauvaise habitude.
Si, il y a encore six mois, vous n’auriez jamais espéré passer le printemps enfermé, ou imaginé sortir un jour dans la rue le visage couvert d’un masque chirurgical ou, pire, d’un masque de plongée Décathlon, c’est que vous faites partie des privilégiés qui ne vivent pas un enfer tous les ans, entre le 15 avril et le 15 mai (voire entre le 15 mars et le 15 juillet pour les moins chanceux). Avoir l’impression que votre gorge s’est transformée en râpe à fromage, que vos narines sont devenues une succursale de Bétons Feidt, que vos yeux pleurent comme si vous aviez participé au Guinness Book de la plus grande tarte à l’oignon du monde, que les aliments n’ont plus de goût, ou que votre peau a été soigneusement passée au papier de verre, ce n’est pas une liste des nouveaux symptômes bizarres du coronavirus. C’est le sort de quinze à vingt pour cent des personnes depuis des années. Ce sont les signes d’une maladie, classée quatrième maladie chronique mondiale par l’OMS, qui peut vous faire passer l’envie d’une promenade en forêt ou d’un barbecue entre amis, confinement ou pas : les allergies respiratoires.
Alors que les voitures sont transformées en Wiener Schnitzel sous une couche de pollen rendue encore plus épaisse par l’absence de pluie depuis un mois, les allergiques peuvent enfin, cette année, rester chez eux fenêtres fermées, sans passer pour des asociaux, ou sortir avec un masque sur le visage sans crainte des regards étonnés. En ce moment, nous partageons au moins un point commun : on est tous ridicules. La bonne nouvelle c’est que ça ne tue pas !