Sensation de liberté absolue. Je sors de l’appartement, vêtue d’une de ces robes si légères qu’on l’oublierait presque, et descends la petite rue qui mène au centre du village. Le chemin est désert, les volets des maisons encore tous clos. Seul s’agite un groupe d’hirondelles, alignées sur quelques fils électriques, dans ce ciel bleu roi, exempt de nuage. Tout est calme. Je savoure ce silence, si précieux tant il est rare. Le soleil est encore un peu doux, juste comme il faut, et sa chaleur se pose sur mon visage comme la caresse d’une main amoureuse sur ma joue. Arrive le couloir de platanes, frais tunnel ombragé par les arbres. Les feuilles mortes, craquantes sous mes pieds, et les autres, bien vertes encore, frémissantes là-haut sur leurs branches, paraissent à mon passage se réveiller d’un très long sommeil.
J’atteins enfin la petite place, baignée de lumière. Près de la fontaine, le bar du coin installe ses tables et ses chaises. Dans quelques minutes, la musique sera allumée. Les premiers clients arriveront et les effluves d’ail leur rappellera que la matinée est déjà bien entamée et qu’il serait peut-être temps de songer à manger. Je fuis cette légère agitation qui pourrait m’extraire trop tôt de ma torpeur somnolente et m’engage sur le chemin en contrebas. Combien de fois déjà ai-je marché ici ? N’est-il pas fou de connaître par cœur jusqu’aux ornements des pavés ? En bas de l’escalier légèrement escarpé, j’ôte mes chaussures pour sentir enfin le feu des pierres sous mes pieds. Celui qui surprend, brûle un peu et fait parfois sautiller si tant est que l’on n’y soit pas habitué.
À mesure que j’avance, les pierres se font de plus en plus petites, de plus en plus douces. Je m’arrête. Juste un instant, juste le temps de faire glisser ma robe le long de mon corps. Lève une jambe, puis l’autre, pour m’extirper de ce tissu que j’abandonne sans un regard au sol. Face à moi, la mer. Infinie. Centimètres par centimètres, mon corps s’y enfonce. À chacun de mes pas, un banc de poissons se disperse autour de moi comme un petit feu d’artifice. L’eau atteint mon ventre, sa fraicheur me prend de l’intérieur. Je plonge tête la première, revient à la surface dans un souffle et me laisse flotter sur le dos. Le goût du sel sur mes lèvres, mon corps qui ne pèse plus. Sensation de sérénité absolue.
J’ouvre les yeux. La pile de livres qui encombre ma table de nuit me ramène brutalement à la réalité. Jour… je ne sais plus combien. J’ai rêvé trop fort. Et quel cauchemar que de se réveiller la tête encore pleine d’embruns marins, dans cette chambre dont je ne peux déjà plus voir la couleur des murs. Suis-je la seule à vivre des aventures nocturnes bien plus plaisantes et palpitantes que mes journées d’errance, enfermée dans mon appartement ? Si vous saviez quelles nuits folles je passe, à voyager ainsi au cœur de mes souvenirs, à retrouver comme si j’y étais, des lieux qui me sont chers et tant de visages oubliés – que je n’avais, pour certains, pas forcément envie de me remémorer, soit dit en passant. Quelle imagination quand même et quel réalisme surtout ! Visiblement mon subconscient se démène, invoquant à chaque fois mes cinq sens pour aller chercher loin, très loin, de quoi combler le manque d’effervescence de mon quotidien.
Ce matin-là, je revenais donc d’une baignade matinale dans la crique de ce village catalan où j’ai passé tant d’étés. Mais croyez-moi, mes rêves sont parfois bien plus saugrenus. J’ai préféré vous épargner le récit de ma prise d’otages dans un sous-marin ou celui de l’attaque d’une sangsue géante, sans doute deux allégories bien pensées de ma vie actuelle. De ce songe si réaliste, de ces ruelles familières jusqu’à la plage dont il me semblait juste avant caresser encore la rondeur des galets, me revoilà violemment confrontée au réel, une désagréable sensation de néant au fond des tripes. Vous savez, ce sentiment de déception intense, de manque profond, de prémices d’une mauvaise humeur qui ne fera qu’empirer au fur et à mesure des frustrations de la journée. Quand le reverrai-je, ce village à peine répertorié sur les cartes mais qui incarne pour moi toutes les bonnes choses de l’été ? Question cruciale autour d’une préoccupation futile, inavouable presque, à l’heure actuelle. Mais ne nous la sommes-nous pas tous posée… Partirons-nous cette année ? Parce que les vacances, c’est un peu sacré : n’est-ce pas pour elles que nous nous lev(i)ons chaque matin et que nous support(i)ons toutes ces réunions sans fin ?
Faudra-t-il donc faire une croix sur le trek en Thaïlande prévu depuis des mois, les insectes à croquer, les temples dorés et la turista ? Devra-t-on renoncer au club bondé et à son buffet à volonté, au cours d’aquagym et aux transats réservés ? Décaler cette thalasso, ses menus trop sains et son credo « alcool zéro » ? Reporter ce week-end en Italie, les antipasti, Botticelli et cette nuit qu’on se forcera un peu de rendre inoubliable, parce que quand même, pour une fois que les enfants ne sont pas ici… Oubliera-t-on cette île grecque immaculée qui nous faisait rêver, presque jolie sans tous ces touristes rougeauds, impolis et lourdauds ? Annulera-t-on ces seize heures d’avion aller-retour pour voir les palmiers et finir l’année avec une empreinte carbone considérablement diminuée ? Rayera-t-on du calendrier cette croisière, autre forme de confinement mais en mer ?
Franchement, à bien y penser… Maintenant que le jardin est joliment arboré et super aménagé, qu’on a investi dans une piscine pour occuper le petit, que la cave est pleine de bonnes bouteilles, qu’on a trouvé l’angle parfait pour bronzer, qu’on s’est fait livrer plein de nouveaux bouquins par la librairie du coin, que notre pain maison fait concurrence à celui du meilleur des boulangers français, est-ce que les vacances, c’est vraiment ça dont vous rêvez ?