Gamification

d'Lëtzebuerger Land du 07.06.2024

Si les plus sédentaires des geeks étaient prêts à parcourir des kilomètres à pieds pour trouver un Pokémon rare, si la perspective d’une après-midi loto a pu ranimer le feu de nombreux volcans qu’on croyait trop vieux, si perdre au Monopoly est une tragédie personnelle pour plus d’un enfant, c’est que rien ne dépasse le pouvoir du jeu. Peu importent les conséquences de la victoire ou de la défaite, que la réussite soit le fruit du hasard, de la stratégie ou de nos compétences, notre cerveau est câblé pour préférer le jeu à l’effort, la belote au boulot, Call of Duty plutôt que l’appel des devoirs scolaires.

Même celui qui recule au premier obstacle sera tenté de persévérer s’il ressent un peu de compétition, et espère une récompense à la fin. Les zélés de Zelda peuvent en témoigner : les heures ne comptent pas s’il s’agit de terminer une quête. Le génie moderne et les nouvelles technologies ont capitalisé sur ce constat simple, et l’on ne compte plus, désormais, les applications qui vous félicitent en vous octroyant force badges, points ou niveau d’expérience, même parmi les plus sérieuses d’entre elles.

L’application d’apprentissage de langues Duolingo est l’exemple typique de cette « gamification ». En échange de petits challenges (se connecter plusieurs jours de suite, être meilleur que les autres participants du même niveau, partager ses progrès avec ses amis...), on obtient des récompenses virtuelles, distribuées par un hibou vert. Le volatile ne vous encourage pas avec des images ou des bons points, mais avec des pièces virtuelles, des points d’expérience ou des vies supplémentaires, la différence est plutôt mince. Si vous tenez bon, vous pouvez obtenir des badges, tels les faluchards qui arboraient fièrement leur insigne attestant leurs cinq cuites consécutives.

Passé l’amusement devant les petits personnages colorés s’efforçant de rendre séduisantes la conjugaison espagnole ou les déclinaisons allemandes, difficile de ne pas sentir un certain embarras face aux superlatifs réellement excessifs alors que vous répétez le même exercice depuis trois jours : « parfait », « excellent », « incroyable », « génial »... Cela rappelle un peu les notes de 62 sur 60 ramenées par vos enfants en cours de « Vie et société ». En revanche, si vous négligez votre connexion quotidienne, attendez-vous à être harcelés de notification désespérées, à base de messages générés en mode « chantage affectif ».

Rendre une expérience ludique n’a rien de répréhensible. Rares sont les parents qui ne se sont pas résolus à faire avaler des épinards à leurs enfants en faisant le petit avion ou en comptant les bouchées pour chaque membre de la famille. Pourtant, le principe tendant à nous infantiliser en permanence laisse un certain goût désagréable, si l’on a passé l’âge des médailles en chocolat.

Il semble que nous soyons condamnés à être de plus en plus déresponsabilisés : Les bouchons en plastique attachés aux bouteilles, les trottinettes pour se déplacer alors qu›on a passé quarante ans participent à une transformation générale de l’espace public en une sorte de grande cour d’école. Après l’installation des poubelles « J’ai faim », munies d’une bouche pour y jeter les détritus, les fontaines remplacées par des jets d’eau pour pouvoir nous y rafraîchir comme des petits chiens ne laissent plus beaucoup de doutes sur l’âge mental moyen que auquel nous sommes estimés plafonner. Attendons désormais de voir si nous recevons des points bonus lorsqu’on est bien garés, ou un « golden ticket » de l’administration des contributions directes si l’on remplit correctement sa déclaration d’impôts.

Cyril B.
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