Qui aurait cru que l’être humain puisse, malgré son libre arbitre, faire preuve d’autant de discipline ? Une fois que nous avons mangé cinq fruits et légumes par jour, privilégié les transports en commun, trié les déchets dans autant de poubelles que de couleurs de l’arc-en-ciel, toussé dans notre coude, bu avec modération (ou, plus difficile, avec sagesse), accepté les cookies, fait demi-tour dès que possible, lu les conditions générales d’utilisation, brossé les dents matin et soir, respecté les limitations de vitesse et économisé l’énergie… il nous reste à respecter une dernière injonction du monde moderne : pratiquer une activité physique régulière.
Il suffit de se promener dans n’importe quelle ville ou zone commerciale pour en faire le constat. Depuis quelques années, par un étrange phénomène, les salles de sport sont les dernières enseignes qui survivent – voire se multiplient – alors que les magasins traditionnels et les restaurants mettent la clé sous la porte. Les nouveaux espaces de socialisation sont les endroits où l’on lève des poids, et plus ceux où l’on lève le coude. C’est sans doute meilleur contre la béierpanz, pas forcément pour la convivialité, s’il s’agit de transpirer dans une salle fermée, coincé entre une jeune femme qui écoute sa musique trop fort (pour que même les relous comprennent qu’elle ne souhaite pas engager la conversation) et un quadragénaire à la respiration haletante. Si, par chance, le lieu est équipé de fenêtres, c’est autant pour permettre aux sportifs de voir le monde extérieur que l’inverse. Les clients sont transformés en produit, exposés en vitrine, où ils croisent les regards amusés ou admiratifs des passants. Lorsque la souffrance est commune, c’est déjà presque comme si elle était partagée.
Pourtant, physiologiquement parlant, il n’y a aucune raison qu’un employé de banque, dont le plus grand effort de la journée consiste à porter son plateau repas à la cantine, ait le physique d’un bûcheron canadien ou d’un videur de boîte de nuit. A-t-on vraiment envie que son dentiste ou son professeur de maths ait les biceps de Dwayne Johnson ? La motivation réside surtout dans ce à quoi chacun de nous veut ressembler, et dans l’investissement que nous sommes prêts à consentir, dans tous les sens du terme, dans notre capital le plus intime : notre corps.
Alors que tout nous pousse à rester dans notre canapé, d’où nous pouvons désormais travailler, surfer, discuter avec nos proches, commander à manger, écouter des concerts ou regarder à peu près n’importe quel film ou série, il nous faut combattre la loi de la gravité universelle (qui veut que tout corps est attiré vers la position horizontale) pour faire converger notre idéal numérique, avec notre idéal physique. Autrement dit, rien ne sert d’appliquer des filtres sur ses selfies, d’être drôle, ou d’avoir des milliers de followers si vous ressemblez à un vieux loukoum oublié au fond d’un tiroir poussiéreux. Instagram peut bien faire passer Esch-sur-Sûre pour une plage à Hawaï, et n’importe qui à Brad Pitt, l’illusion ne dure pas au-delà de l’écran.
Ainsi, à défaut de simplement prendre les escaliers au lieu de l’ascenseur, ou aller au travail à pied, résolutions qui ne résisteront pas à la faiblesse de notre pauvre volonté humaine ou à la météorologie de ce printemps déplorable, il faut faire un geste fort. Par exemple, payer un abonnement dans une salle de sport. Si le relevé de votre compte bancaire ne vous le rappelle pas, vous pouvez espérer que le sac gris et orange reçu en cadeau qui traîne misérablement dans votre placard, vous incitera à respecter vos bonnes intentions. Vous n’aurez pas encore les abdos, mais vous avez déjà l’abo. Le plus difficile reste à faire : s’astreindre à la fréquentation régulière des instruments de torture à un rythme suffisamment intensif pour que cela devienne un plaisir. Mais comme le disait le baron Pierre de Coubertin, l’essentiel n’est pas de gagner, c’est de participer (financièrement).