Conjoncture

L'île submergée

d'Lëtzebuerger Land vom 10.10.2002

N’ayez crainte, bonnes gens. L’économie luxembourgeoise n’est pas près d’être déclarée en crise. « Une récession, expliquait avec raison Jean-Claude Juncker la semaine dernière, est définie par deux trimestres consécutifs de croissance négative. » Or, et cela arrange bien le gouvernement, le Luxembourg ne publie pas de chiffres de croissance trimestriels.
Le choc n’est pas moins réel après que le Statec ait annoncé, jeudi il y a une semaine, avec une nonchalance incroyable, que la croissance économique au Luxembourg n’était pas comme prévu de 3,5 pour cent mais plus que d’un simple point. Ce n’est pas seulement en dessous de la moyenne européenne, c’est aussi le taux le plus bas depuis 15 ans. La seule réaction du ministre de l’Économie, qui a la tutelle du Statec mais ne semblait pas pour autant préparé à la nouvelle, était de fustiger les opposants à une extension de l’aéroport de Findel. Son prédécesseur, Robert Goebbels, a rappelé de son exil strasbourgeois son soutien au pavillon maritime. Le ministre du Trésor, Luc Frieden, avait annoncé deux jours plus tôt à  Reuters une croissance autour de 3,5 pour cent pour 2001 et 2002. À espérer pour eux que les prochaines élections ne se joueront pas au sujet de la compétence économique.
Affirmer que le Luxembourg n’a pas connu de récession, comme l’ont répété nos gouvernants, est osé – même avec une croissance d’un pour cent sur l’ensemble de 2001. L’année dans son ensemble n’avait certes rien de brillant pour les banques, mais c’est surtout après le 11 septembre que les marchés se sont effondrés. Au regard des derniers chiffres, le recul des activités de la place financière risque donc d’avoir été tel que l’ensemble de l’économie était en recul au quatrième voire déjà au troisième trimestre. Et pour le début 2002, on ferait mieux d’être prudent avant de déclarer qu’il y avait une reprise. Surtout alors que les mesures d’épargne des banques touchent de plein fouet le jusqu’ici très dynamique secteur des services aux entreprises.
Le PIB (produit intérieur brut) est calculé en additionnant la valeur de marché de toutes les dépenses portant sur la production finale d’un pays. On y trouve ainsi la vente par un boulanger de petits pains au consommateur final, mais pas l’achat par ce même boulanger de farine auprès d’un grossiste. Il en résulte la somme globale de la richesse créée par une économie sur une période donnée. En 2001, il s’agissait pour le Luxembourg de 21 milliards d’euros. Le PIB comprend, d’une part, la consommation finale aussi bien des ménages que des administrations publiques et, d’autre part, les exportations (dont il faut toutefois soustraire les importations). Un dernier élément est la formation brute de capital (les investissements). Pour être comparable, le PIB est calculé à prix constants. L’inflation est donc neutralisée.
La croissance, la conjoncture et le PIB sont de ces notions abstraites desquelles les Luxembourgeois savent surtout une chose : nous sommes meilleurs que les autres et nous l’avons bien mérité. Depuis près de deux décennies, le Grand-Duché dépasse en effet sans effort apparent les performances économiques de ses voisins européens. De 1985 à 1995, le PIB a ainsi augmenté en moyenne de 5,5 pour cent par an, les cinq années suivantes ont vu ce chiffre augmenter à 6,4 pour cent. Pour les situer, on peut s’orienter au fait que la plupart des économies nécessitent au moins trois pour cent de croissance pour créer de nouveaux emplois. Ou bien on prend comme référence que la moyenne de 6,4 pour cent entre 1995 et 2000 a tout droit mené au débat des « 700 000 ».
Les performances luxembourgeoises étaient certes élevées pendant la décennie 90, mais suivaient pour la plupart du temps (même si c’était avec un bonus de plusieurs points) la conjoncture des trois pays voisins. L’année 1993 toutefois a marqué une exception à cette règle et par là le début du sentiment d’invulnérabilité du Grand-Duché : adieu, les cycles économiques. Alors que les pays voisins sont tombés en récession, le Luxembourg a continué à afficher une santé insolante. Des remerciements étaient cependant dus à la Cour constitutionnelle allemande qui, en imposant au gouvernement d’outre-Moselle le maintient et l’élargissement de l’impôt retenu à la source sur les revenus d'épargne, a fait exploser les activités de private banking de la place financière.
En 2001, même si on ne l’apprend qu’avec retard, ce même secteur bancaire a joué les trouble-fête. Le calcul des performances économiques du secteur financier d’un point de vue PIB représente un défi particulier pour les statisticiens. Les clients ne paient en effet pas tous les services directement à un tarif transparent (mais à travers la marge d’intérêts) alors que les revenus de commissions ne varient pas seulement à cause d’une baisse de l’activité mais aussi en fonction des cours en Bourse (par exemple les frais liés à l’achat de parts de Sicav). Le Statec a entre-temps admis que c’est sur la répartition entre ces éléments que ses estimations du début de l’année étaient erronées.
Il est bien connu que les bénéfices nets des banques dépendent fortement de leur politique de provisions. D’un point de vue du PIB, il serait tout aussi faux d’identifier les  revenus d’une banque (son produit net bancaire) ou son résultat brut à la valeur ajoutée créée par l’entreprise. La BCL estime que la marge de profit du secteur financier a chuté de plus de 12 pour cent en 2001, alors que son bénéfice net, le produit bancaire et le résultat brut étaient en hausse.
La Banque centrale (BCL), le rival en matière de statistiques de l’office gouvernemental, n’a pas de quoi pavoiser non plus. Deux semaines avant que le Statec lance sa bombe, les voisins de la BCL avaient tout juste prévu qu’en 2003, le Luxembourg pourrait avoir du mal à atteindre une croissance de cinq pour cent. Le phénomène s’explique aussi par l’inexistence d’un indicateur de confiance des banquiers. Un tel baromètre existe, sur demande européenne, pour l’industrie et la construction. Le Luxembourg, considérant sa situation économique particulière, ferait peut-être bien de l’élargir aussi à la finance.
Bien que ses activités soient plus diversifiées que jamais, la place financière n’a donc pu résister à la descente en enfer des Bourses internationales. La banque privée et l'administration de fonds d’investis-sement sont certes des métiers très différents. Mais tous les deux dépendent, même si ce n’est pas au même degré, de l’évolution des Bourses. Il en est de même pour la grande majorité des activités de la place financière.
Or, le secteur bancaire a été le principal moteur de l’économie luxembourgeoise ces dernières années. Les exportations de services (en clair, les services facturés à des non-résidents) représentent une somme plus élevée que le PIB. Si on enlève les importations de services (par exemple les commissions facturées par la Bourse de Francfort aux banques luxembourgeoises pour une transaction), le solde représente toujours plus de 30 pour cent du PIB grand-ducal.
Trois quarts des exportations de services proviennent du secteur financier. De 1995 à 2000, leur croissance était en moyenne annuelle de 15 pour cent. Pour 2001, le Statec n’avait déjà pronostiqué plus qu’une croissance de dix pour cent. Or en réalité, ils ont reculé. Le solde entre importations et exportations de services a même baissé de 4,5 pour cent. Si on y ajoute une industrie qui a logiquement souffert du ralentissement économique international, la chute libre de la croissance luxembourgeoise de 7,5 pour cent en 2000 à plus qu’un seul point l’année d’après n’a plus rien de surprenant. La consommation des ménages, en hausse de 3,3 pour cent, ne pèse pas assez dans le PIB pour redresser la barre. Pour l’année en cours, a révélé Jean-Claude Juncker, le Statec attend une progression quelque part entre 0,5 et deux pour cent. Surprises non incluses.
Car il reste à voir comment se comportera la consommation des ménages. Le chômage pointant à la hausse et les gratifications des employés de banques et autres consultants étant remises en cause, les Luxembourgeois pourraient rapidement perdre l’envie d’abuser de leurs cartes de crédit. Mais rien n’est définitif. Un retournement des marchés boursiers peut toujours relancer la machine. Une lente reprise économique est d’ailleurs annoncée pour le début 2003, du moins au plan international.
Le plus surprenant dans la mauvaise nouvelle apportée par le Statec est que par après bon nombre de gens expliquent l’avoir su d’avance. Les pessimistes, qui l’avaient toujours dit ; le patronat, qui l’avait répété au Rentendësch ; mais aussi le gouvernement, puisqu’il l’avait anticipé dès 2000 avec une réforme fiscale en deux étapes. Sauf qu’à l’époque, l’ensemble des indicateurs affichaient davantage de danger pour l’inflation que pour la croissance.
Dans le peu de réel débat que l’annonce du Statec a provoqué on a retrouvé en première ligne l’appel à une plus forte diversification de l’économie luxembourgeoise. Les statisticiens parlent après tout eux mêmes d’un « nouveau monolithisme » de la place financière. Ce n’est sans doute pas faux. Mais même avec une économie pour un pays avec un million d’habitants, comme l’a aujourd’hui le Grand-Duché, il n’y a toujours pas la masse critique nécessaire pour jouer vraiment un rôle important dans cinq secteurs économiques différents.
Celui qui doit se faire le plus de soucis en matière de diversification est le ministre du Budget. Le secteur financier contribue à lui seul directement près d’un tiers des revenus de l’État. Or, selon de récents calculs de la BCL, un recul des bénéfices des seules banques de 10 pour cent se traduirait par une perte fiscale de 0,26 pour cent du PIB. Un simple stagnation de l’emploi (on ne parle même pas de plans sociaux) sur 18 mois aurait un impact de 0,06 pour cent du PIB en 2002 et du double pour 2003. Finalement, une baisse de 25 pour cent des cours en Bourse (un scénario positif, si on considère les dernières semaines) aurait un impact de 0,22 pour cent du PIB. En 2003, les recettes fiscales pourraient ainsi baisser de 0,6 pour cent du PIB ou quelque 126 millions d’euros sur un projet de budget 2003 de 6 469 millions d’euros. Ce ne serait pas la fin du monde. Le bel équilibre budgétaire annoncé jusqu’ici ne volerait pas moins en éclat. Et ce avant même que les effets indirects d’un ralentissement de l’activité sur la place financière soient pris en compte.

Jean-Lou Siweck
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