Lorsque, à la fin de La cour des grands, le rideau de fer du Grand théâtre descend avec un boucan d'enfer et l'accompagnement d'une alarme sonore, les quatre canards blancs qui courent en groupe sur les planches de l'énorme scène derrière ne se laissent pas trop impressionner, nettoient leurs plumes et caquettent un peu. Quelle beau résumé de toute la pièce que cela: tous les héros de ce nouveau spectacle de Jérôme Deschamps et Macha Makaïeff - les fondateurs e.a. des Deschiens sur Canal+ - sont ainsi: indifférents à la cruauté du monde, vaquant à leurs besognes, seuls dans l'infini de l'univers.
Pour ce spectacle, toute l'équipe a été renouvelée. Catherine Gavrilovic, Robert Horn, Hervé Lassaïence, Nicole Monestier, Yves Robin, Patrice Thibaud (tout un zoo à lui tout seul) et Luc Tremblais sont pour nous des inconnus, des anonymes, lorsqu'ils apparaissent sur scène. Ils ne sont pas encore aussi chargés d'histoires que des personnages comme Yolande Moreau ou Monsieur Saladin. Mais tout l'univers des Deschamps est là: le décor spartiate est énorme, tout y est surdimensionné, de sorte que les personnages et les objets qu'ils utilisent et manipulent - la vaisselle, les meubles, voire même les portes d'entrée et de sortie - semblent bien trop petits. Leur vie est rythmée par des bruits venant de l'extérieur, du hors-champ, des alarmes, des sonneries, des sons mécaniques, du boucan occasionné par la chute d'un personnage surchargé d'objets inutiles qu'il vient de transporter sans raison d'un côté de la scène vers l'autre...
Jérôme Deschamps est le neveu de Jacques Tati, et cela se sent de plus en plus: comme chez Tati, ses personnages sont perdus dans ce monde moderne, fascinés pour le moindre détail absurde et intimidés par leur solitude, voire aliénés par la domination de règles qui leurs sont imposées sans raison et sans explication d'un ailleurs inconnu.
Macha Makaïeff, sa femme dans la vie, créatrice des costumes et des décors au théâtre, a l'amour du détail, de l'objet banal, des matières et de leurs qualités. Un documentaire sur arte la montrait récemment qui flânait dans toutes sortes de trocs et de marchés Emmaüs pour dénicher des assiettes en pyrex ou des vêtements en acrylique, pour leurs (non-)qualités esthétiques, leurs couleurs, voire souvent même les sons qu'ils font en tombant ou en se déchirant. Les personnages de La cour de grands portent des vêtements hauts en couleurs, faits de ces matières synthétiques qui soulignent les moindres défauts du corps, de gros sacs en cuir simili, de grosses lunettes et des cheveux collants. Ce sont des héros d'un quotidien banal, qui chantent dans une chorale, se font tyranniser sans raison par une sorte de concierge enragé, travaillent sur un chantier ou passent leur journée à fumer des pétards.
«Chez les Deschamps, la partition, c'est soi, dit Nicole Monestier, l'opulente chanteuse d'opéra, dans une interview au Monde, on travaille l'essence du geste, comme dans une peinture abstraite. C'est une leçon d'humilité...» (6.11.01) Ou Luc Tremblais, le concierge: «Les Deschamps sont des voleurs de défauts et de petites qualités.»
Dans La cour des grands, ça ne parle pas. Sauf par des onomatopées ou des restes de phrases déchiquetées comme «non mais! dis! hein? ben alors!» Tout ici passe par le corps, les gestes, la mimique. En forçant le trait sur les petites choses, les petits gestes du quotidien, les saynètes atteignent souvent le burlesque - et parfois, dans le public, on ne sait si on doit rire ou pleurer devant autant de tristesse. Comme dans cette scène absolument désopilante dans laquelle le héros principal du spectacle, Patrice Thibaud, se prépare à une orgie de flan - de ceux sur lesquels coule le caramel si on tire la languette sur le fond du pot -, avec une délectation jouissive, mais, mine de rien, le jeune désabusé (Hervé Lassïnce), l'avale en une seule bouchée derrière son dos... Du très grand slapstick à la Buster Keaton!
«Le monde est cruel, mais on s'en fout!» semblent nous dire ces anti-héros. Et poussent la chansonnette, ici ou là, Mon amie la rose de Françoise Hardy, l'hymne des footballeurs - «Ce soir, on vous met le feu!» -, Claude François, Stevie Wonder, tout un répertoire populaire y passe, cela les prend comme ça, sans raisons, par pure envie. Et c'est magnifique, une vraie leçon de vie, pleine d'espoir. Malheureusement, et malgré les applaudissements nourris à la fin, le spectacle n'a été joué que deux fois au Luxembourg. Mais il tourne depuis deux ans dans toute la France et au-delà. Essayez de le choper quelque part, cela vaut vraiment la peine!