Certes, il y entre une bonne part de nostalgie, et elle ramène, aux lendemains de l’ébullition de 68, à la mort de Jean Vilar, qui toutes deux avaient déjà mis à mal le plus important festival de théâtre. À la disparition de son fondateur, l’une des clefs (elles sont trois, deux pour la papauté, une pour la ville) de l’emblème signé Jacno (on ne disait pas encore logo) se retrouvait par terre. L’enthousiasme la fit ramasser, et les années 70 furent marquées d’inventions, de nouveautés. De sorte par exemple que Colette Godard, du Monde, put noter en 1972 que le cinéma l’emportait, qu’il suffisait en Avignon des films de Werner Schroeter dont La Mort de Maria Malibran. Elle mourait dans la nuit étoilée de la cour d’honneur, les spectateurs au chaud dans leurs laines pour résister au mistral. La Malibran, on était loin de sa mort réelle, d’une chute de cheval en 1836, elle n’avait pas la trentaine, le cinéaste allemand l’a fait mourir d’avoir trop chanté.
Werner Schroeter revint en Avignon, pour mettre en scène Don Carlos. Son interprète fétiche, Magdalena Montezuma, allait décéder de son côté peu après, en 1984. Avant, à l’Hôtel de France, place de l’Horloge, il y avait eu autour de Schroeter comme un tourbillon de belles créatures, dont Ingrid Caven, parallèlement au cortège de jeunes gens derrière Louis Aragon, délivré (si le mot n’est pas trop irrévérencieux) des yeux d’Elsa. La même année, toujours 1972, Roland Petit et ses ballets s’attaquèrent à Maïakovski, mal leur en prit, avec l’accident de la hampe d’un drapeau rouge se brisant dans la course et le vent, et l’image du suicide du poète, la main posée en forme de revolver sur la tempe.
Au début des années 70, le festival « off » était à peine en place, l’après-midi les comédiens battaient le pavé pour attirer l’attention sur leur spectacle. Il avait été créé, très vite développé, autour des deux génies du théâtre du lieu, André Benedetto, et son Théâtre des Carmes, et Gérard Gelas, et son Théâtre du Chêne noir, l’un s’était approprié une ancienne salle paroissiale, l’autre, déménageant de la rue Saint-Joseph à la rue Sainte-Catherine, une chapelle du douzième qu’il arracha à son triste destin de garage à voitures.
André Benedetto est mort en 2009. Son fils a arrêté sa carrière de DJ pour reprendre la salle où, théâtre politique oblige à l’époque, avait été jouée la première pièce française contre la guerre du Vietnam ; après Napalm, ce fut en 1972 Chant funèbre pour un soldat américain. Sébastien Benedetto, il lui fallut apprendre à gérer une salle, construire une programmation ; aujourd’hui, en ce mois de janvier, il est passé à la direction d’Avignon Festival & Compagnies (AF&C), association de coordination du vaste marché du « off ». Le Luxembourg y est partie prenante avec la région Grand Est. Succession, après quelques années d’intervalle, bien difficile dans l’incertitude du festival 2021 (celui de 2020 avait été annulé), prévu bien sûr pour le mois de juillet, du 7 au 31 pour le « off », du 5 au 25 pour le « in » ; avec la concurrence d’une nouvelle Fédération des théâtres indépendants d’Avignon.
Gérard Gelas, lui, partage depuis septembre 2020 la direction du Chêne noir avec son fils Julien, auteur et metteur en scène comme son père, en plus compositeur et pianiste. Gelas, tout aussi politique que Benedetto, a peut-être plus que son confrère lorgné du côté de la poésie dans ses spectacles, du mois au début, avec Aurora (1971) ou Miss Madona (1973). D’emblée, avec sa première création, La Paillasse aux seins nus, il s’était heurté aux notables, à la police, et Maurice Béjart et Julian Beck étaient venus à son secours. Si Gérard Gelas est venu très vite à Luxembourg, pour commencer au Théâtre d’Esch-sur-Alzette du très méritant Jos. Wampach, il y a été suivi d’ailleurs par la Living Theater, soirée mémorable qui s’est terminée par un cortège dans les rues autour. Plus tard, les collaborations de Gelas avec des institutions et des compagnies grand-ducales se sont poursuivies.
Le « off » a fixé à la fin avril le dernier délai pour sa programmation, pour sa 75e édition le « in » dévoilera la sienne an mars déjà. Lui a toujours comme directeur Olivier Py, dramaturge et metteur en scène (depuis 2013). Il a connu quand même lui aussi sa passation de pouvoir, à la tête de son conseil d’administration, avec Françoise Nyssen (bienvenu repli de l’ancienne ministre de la culture) succédant à Louis Schweitzer. Ce qui ne fera ni plus ni moins danser sur le pont. Il reste les doutes, l’espoir. Gérard Gelas a toujours aimé citer une phrase de Démocrite trouvée chez Jacques Lacarrière : « Toutes les nuits, les hommes rêvent et ne se rendent pas compte en le faisant qu’ils réinventent l’humanité. » En Avignon, plus qu’ailleurs, en été, on rêve, et le théâtre réinvente le monde et l’humanité.