Moderniser les classiques est devenu une sorte de tradition et tout grand metteur en scène doit s’y coller, c’est presque contractuel. Face à la pléthore de pièces, du classique au contemporain, que connaît le théâtre, on pourrait même lui coller l’étiquette d’un genre à part entière. Aussi, Julia Vidit en dépoussiérant Le Menteur de Pierre Corneille, fait de l’avant-gardisme à la mode. Certes, elle ne révolutionne pas le genre, mais elle nous donne à voir un théâtre plutôt génial, qui mène en bateau son spectateur, pour lui faire cligner des yeux à la fin, sans savoir trop pourquoi.
Échappant aux restrictions françaises, Julia Vidit et son équipe viennent se réfugier au Théâtre d’Esch pour y montrer leur Menteur. Une adaptation que la metteure en scène signe de concert avec le dramaturge Guillaume Cayet, pour livrer une relecture un poil plus « positionnée » que la comédie légère et plaisante de Corneille. Et c’est sans surprise une bonne pièce même si ce texte ne nous a pas marqué à vie. Il fallait pourtant s’y attaquer à ce Corneille, considéré comme « la moins indispensable de ses comédies ». Car, si l’ensemble badine de sa thématique éponyme, sa morale inattendue dévoile un caractère subversif pour l’époque, invitant à « apprendre à mentir », dans une société qui vouait honte et déshonneur au mensonge.
On suit Dorante, jeune bellâtre fantasque de retour à Paris, dans son monde, qu’il soumet à ses affabulations. Tous passent par son mensonge, ses amis, les femmes qu’il courtise ou son père, sous le regard ahuri de Cliton, son valet. Pataugeant dans ses tours de langues, Dorante finira par s’en sortir in extremis, dans un raccourci au happy end, donnant à cette pièce une fin des plus immorales, sauvant ce jeune manipulateur de justesse. De fait, chez Vidit et Cayet, on entend siffler quelques débats d’aujourd’hui : la désinformation, la place de la femme, l’égocentrisme sociétal… Alors, cette pièce, Vidit, la voit se jouer dans un dispositif scénographique unique et central en jeux de miroir, littéralement. Si la scène est le miroir du monde, la metteure en scène y place d’autres points de vue, asseyant son spectateur là devant, comme un regardant hagard face aux multitudes de focales dont il dispose. Le quatrième mur se disloque par moments, les comédiens ne profitent pas du « dos public », il n’y a pas vraiment de place au mensonge devant tous ces miroirs et pourtant de bout en bout, on nous ment ! Les acteurs mentent « professionnellement », le décor se tourne et se transforme en un palais des glaces structurellement indécis, se jouant de nous lui aussi, même derrière, au second plan, là où ça transite sans jouer vraiment, on ne sait pas si les personnages sont toujours eux, ou s’ils sont autres…
Et puis, sur la langue magnifiquement vieillotte de Corneille, s’éclate une troupe de comédiens meilleurs les uns que les autres. Et s’ils se cassent la voix ou que leurs corps se contorsionnent de trop, pour donner une présence burlesque à souhait, on leur excusera ces exagérations, grâce à une excellence de liberté de ton qui donne in fine, une fraîcheur moderne. De l’académisme du texte originel, Vidit sort une galerie de personnage qui devant ce bataillon de miroirs deviennent d’autres gens, des acteurs oui, des personnages encore, peut-être même ceux d’autres pièces connues… En tout cas, comme on l’a déjà dit, ils sont beaux et nous entraînent dans leur délire illuminé. Et s’ils s’agitent devant ces miroirs, il s’agit surtout dans ce Vidit de les briser, détruire leur image, celle que transporte aussi le « classicisme », au sens propre. Aussi, les genres se confondent, les couleurs de peau, identités, et styles… Tout ça appartient au passé pour dire vrai, et tant mieux ! Le théâtre doit être ce monde où n’importe qui peut être autre que ce qu’il est, ou ce qu’il joue…
Et c’est d’ailleurs somptueux quand Jacques Pieiller fusionne son rôle de Géronte de Le Menteur (1644) à celui de Don Diègue du Cid (1637), en reprenant le célèbre monologue où l’on entend la désespérance d’un vieil homme, « Ô rage ! Ô désespoir ! Ô vieillesse ennemie ! N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ? ». Écho savant aux lignes de Géronte dans Le Menteur, « Ô vieillesse facile ! Ô jeunesse impudente ! Ô de mes cheveux gris honte trop évidente ! ». Oui, tout le monde nous ment dans cette pièce, mais avec panache ! Et ce monologue dans la version Vidit, vaut à lui seul le détour, et c’est bien étrange d’être venu voir Le Menteur pour s’émerveiller du Cid.
Enfin, face à un texte à l’écoute et à la diction exigeante, on voit une esthétique colorée au fluo, à la peinture phosphorescente et aux lumières flash. On se croirait dans un rave party dans les années 90, le contraste tradi-moderne fait un peu mal au crâne… Nos yeux se plissent, zigouillés devant ce trop lumino-bariolé, et comme le lance Cliton à Dorante, « qu’il faut bien de l’esprit avec vous, et bons yeux », comme pour décrire notre état de spectateur. Et sur ce présupposé d’intention, Vidit jubile. Car ce qu’elle propose à son spectateur c’est d’entrer dans l’incompréhension des personnages de la pièce face aux mensonges fabuleux de Dorante. Si bien est là l’idée, c’est génial et on s’est fait happés, comme rarement.