Terres arides correspond au titre du cycle théâtral qui l’accueille : « Les Agitateurs »

Scène agitée

d'Lëtzebuerger Land du 29.01.2021

« Le théâtre est une tribune. Le théâtre est une chaire. Le théâtre parle fort et parle haut », écrit Victor Hugo (Lucrèce Borgia). Sur les scènes grand-ducales actuelles, la politique entre par cour et par jardin. Avant de voir ce que Les Frontalières de Sophie Langevin ont à nous dire (lire d’Land du 22.01.2021), d’autres problématiques, tout aussi actuelles, nous sont exposées dans Terres arides. Avec l’ambition de « réduire le temps entre l’actualité, l’idée artistique et sa concrétisation », le Théâtre du Centaure a mis en place le cycle « Les Agitateurs » et passe chaque année commande à des artistes d’une pièce qui fait « résonner le théâtre dans et avec le monde d’aujourd’hui ». Ian De Toffoli a parfaitement compris la didascalie en s’attaquant à un sujet que la pandémie a poussé sous le tapis : la guerre en Syrie et plus particulièrement les Européens djihadistes qui y sont partis.

Pour s’attaquer à ce sujet, l’auteur a choisi un prisme local qui nous permet à tous de nous interroger, bien plus que n’importe quelle lecture d’un article ou d’une tribune à ce sujet. Il raconte (par les voix de Pitt Simon et Luc Schiltz) une histoire qui n’est pas passée inaperçue en 2019, celle du voyage qu’a entrepris un journaliste luxembourgeois pour rencontrer et interviewer un jeune né au Luxembourg devenu militant djihadiste, membre de l’« État islamique » et emprisonné au Rojava, occupé par les Kurdes jusqu’à l’invasion par l’armée turque, à l’automne 2019.

Terres arides commence comme une conférence et s’adresse à la salle pour rappeler le contexte de la guerre civile syrienne en remontant à février 2011 et aux premiers signes de protestations contre Bachar al-Assad, réprimées dans le sang, comme on sait. Cela peut paraître un peu sec, un peu rébarbatif, voire inutile pour un public averti, mais il s’agit de « remonter aux origines de ce conflit, ne rien taire, parce que vous verrez, finalement, que les choses sont toujours liées entre elles », comme avertissent les comédiens sur scène. Une infographie un peu brouillon est diffusée à la manière d’un journal télévisé et montre à quel point cette géopolitique est complexe et cette zone du globe une poudrière qui n’attendait qu’une étincelle pour s’embraser.

Le décor est planté. On sait où on est. Pas encore où on va. Le récit narré à deux voix va s’emballer. On assistera, en parallèle, au cheminement qui a mené le résident du Luxembourg à devenir un djihadiste et au voyage du journaliste pour aller le rencontrer. La biographie de S. (puisque c’est comme ça que l’auteur le nomme) ressemble à celle de nombreux candidats occidentaux au djihad : un jeune qui lutte avec des frustrations sociales et professionnelles dans son pays (s’il a gardé la nationalité portugaise de ses parents, il est né au Luxembourg, en 1987, et a grandi à Meispelt). Ian De Toffoli écrit : « Les jeunes européens partis en Syrie ont souvent été au bas de l’échelle sociale, se sont sentis humiliés, inférieurs, mais leur engagement dans Daesh leur a offert un cadre psychologique structurant. (…) Dans le califat, les rapports de classe qu’ils ont connus en Europe sont inversés. Ils ne sont plus les dominés, les oppressés, mais ils font partie des décideurs, des dominants. » Le décalage entre la promesse d’une vie de confort (présentée avec ostentation sur les réseaux sociaux) et la réalité de la guerre, des privations, puis de la prison ne leur apparaît que trop tard.

La pièce jette là, un premier pavé dans la marre : Comment aider (améliorer le sort, traiter, encadrer…) ces jeunes Européens, souvent issus de l’immigration, « tiraillés entre la terre rêvée de leurs ancêtres où ils ne sont plus chez eux et le pays d’accueil où ils ne sont pas assimilés, [qui] ont rejoint l’organisation terroriste et ont vécu le djihad comme une façon de retrouver une identité et de se redonner une stabilité que la société moderne leur refusait » ? Une question dérangeante à laquelle les politiques ne répondent pas. Le cas de S. devient emblématique du mal-être occidental duquel le Luxembourg n’est pas épargné.

L’histoire du voyage du journaliste est évidemment passionnante (sans doute plus encore pour une journaliste, l’auteure de ses lignes en convient). Les mois de préparatifs tenus secrets surtout. Avoir la confirmation que c’est bien le Luxembourgeois qui est détenu dans les prisons kurdes, se caler dans le timing de la difficile situation géopolitique, trouver un fixer, penser aux trajets, se procurer diverses autorisations, prévoir de l’argent et du matériel… convaincre la direction de RTL (qui refusera d’autoriser ce voyage que le journaliste freelance assumera seul). La détermination dont il fait preuve pour monter ce périlleux voyage n’est pas seulement liée à l’adrénaline du scoop. « L’envie de réaliser ce reportage vient avant tout d’une certaine indignation dont est saisi le journaliste. Il se dit que même un combattant de Daesh, à 4 000 kilomètres du Luxembourg, à l’écart du monde, dans un non-lieu sans règles (...) même lui a des droits que la politique et la justice ne peuvent pas simplement ignorer », explique la pièce.

Et c’est la deuxième question épineuse et irrésolue que soulève le texte : où et comment juger ces européens qui ont succombé à une idéologie radicale et qui croupissent maintenant dans une prison à l’autre bout du monde où ils risquent – sans véritable procès – une rapide exécution ? Lorsque les comédiens rejouent des morceaux de l’interview, l’image du jeune paumé pris au piège de la radicalisation est renforcée, même quand on lui met une image de lui en armes sous les yeux, il n’admet pas s’y reconnaître. La pièce ne cherche pas à dédouaner S. et les autres des accusations graves de crimes planent qui sur leur tête, mais elle veut mettre en évidence la responsabilité de l’état de droit. Ian De Toffoli n’épargne personne et il égratigne notamment Jean Asselborn en citant un entretien donné à RTL en septembre 2019 : « si on rejoint les crétins de l’EI, c’est comme si on se portait volontaire pour être gardien dans un camp de concentration » et plus tard le ministre dira que « les États européens ne veulent pas brusquer la Turquie ».

Car ce théâtre-tribune cher à Hugo, ne peut pas mâcher ses mots. Ce théâtre est un théâtre d’engagement et c’est le parti pris de Terres arides : ouvrir les yeux, dénoncer, alerter. «Le reportage mettra mal à l’aise certaines personnes, mais (...) la politique n’est pas intéressée à trouver des solutions à ce conflit. »

Le dispositif scénique simple, l’absence de costume ou de maquillage, l’adresse continuelle à la salle (où figurait la ministre de la Culture, qui est aussi celle de la Justice) renforcent la puissance du propos. Le jeu des comédiens (malgré quelques hésitations bien pardonnables au vu de la longueur et de la teneur du texte) dont la conviction est particulièrement palpable ajoute la détermination et la force salutaires pour ce type de théâtre. Car, oui, c’est bien du théâtre.

Il reste une représentation de Terres arides le 29 janvier au Kinneksbond, puis le 2 février au CAPE et le 5 février au Kulturhaus Niederanven

France Clarinval
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