Le monde du jeu de société se développe fortement. Le concepteur de jeux Jean-Claude Pellin et Romuald Morhs, président de l’asbl Ludoland, racontent

Prendre le jeu au sérieux

La plupart des jeux que nous connaissons sont nés après 1950
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 11.08.2023

Pour la première fois, le « Spiel des Jahres » est dérivé d’un jeu vidéo. Cette année, le prestigieux prix du jeu de société revient à Dorfromantik, un jeu coopératif qui détend et auquel on ne peut jamais perdre. Fortement conseillé aux mauvais joueurs donc. « On peut en savoir plus sur quelqu’un en une heure de jeu qu’en une année de conversation », disait Platon, une affirmation que Jean-Claude Pellin partage : « En tant qu’éducateur je peux dire que le jeu sert à lire les gens, on peut voir rapidement les différents traits de caractère. Bien que le jeu soit quelque chose de fini, qui comporte un début et une fin, et qui n’a pas d’incidence sur le réel, certains n’aiment vraiment pas perdre. Cela montre qu’ils n’aiment pas ‘perdre’ lors des discussions non plus ». Cependant, l’inventeur de jeux lui préfère une autre maxime : « On ne s’arrête pas de jouer parce qu’on devient vieux ; on devient vieux parce qu’on s’arrête de jouer ». Si certaines personnes ne veulent pas jouer car « c’est pour les enfants », elles n’ont simplement pas trouvé le jeu qui leur convient, estime Jean-Claude Pellin. « Il y a un jeu pour chacun » soutient-il. L’éducateur social regrette qu’encore trop d’adultes n’osent pas dire qu’ils aiment jouer, alors qu’il existe aujourd’hui de nombreux jeux spécialement conçus pour eux et non pour les enfants.

Romuald Morhs, président de Ludoland, association dont l’objectif est de créer une ludothèque (qui serait la première au Luxembourg) croit lui aussi au pouvoir du jeu. Cette ludothèque proposerait non seulement des jeux de société, mais aussi des jouets pour la petite enfance, des jeux de construction et des jeux de bois. D’après Romuald Morhs, le jeu de société est à la fois « social, éducatif et culturel ». Comme son nom l’indique, le jeu permet en effet de « faire société » et les soirées jeux organisées par Ludoland au centre culturel de Differdange accueillent autant les initiés mordus de longs jeux de stratégie que les familles qui viennent en découvrir. Le premier jeu daterait d’il y a plus de cinq mille ans, un petit plateau en terre cuite et un pion ayant été retrouvés dans une tombe égyptienne. Peut-être s’agissait-il d’un lointain ancêtre du backgammon, diffusé dans l’Empire romain. Les échecs apparaissent au Moyen-Âge en Europe, mais sont inspirés du jeu de go chinois qui existait depuis le huitième siècle av. J-C. Il faut attendre le vingtième siècle pour que sortent des jeux comme le Monopoly (1935) et les années 1950 pour le 1 000 bornes, le Scrabble ou le Cluedo. S’il y a ensuite peu de réelles innovations dans le monde du jeu, mis à part le jeu de rôle dans les années 1970 ou le Trivial Pursuit dans les années 1980, la production de jeux explose dans les années 1990. « L’univers des jeux est tellement riche actuellement ! Il y en a plein qui sortent et qui sont vraiment très bons » s’enthousiasme Morhs.

Éducatif aussi. « On dit que le jeu c’est le travail de l’enfant », rappelle le président de l’asbl, qui précise ne pas du tout être dans le jeu éducatif : « C’est une instrumentalisation du jeu, nous on est sur le jeu libre, c’est avec le plaisir que les enfants apprendront ». Pour choisir et classer les jeux, Romuald Morhs et son équipe s’appuient sur le système ESAR, un outil connu des ludothèques. Le « E » signifie « Exercice », ou jeux sensori-moteur comme le hochet, favorisant la motricité comme le toboggan à boules, les transvasements etc. Le « S » pour « Symbolique » comprenant les jeux d’imitation comme les Playmobil, les poupons, la dînette, mais aussi le dessin ou la pâte à modeler. Viennent ensuite les jeux d’« Assemblage » comme les puzzles, les Kapla et autres jeux de construction. Vient enfin le « R » pour les « jeux avec des Règles » parmi lesquels se trouvent les fameux jeux de société. Cette dernière famille comprend des sous-catégories telles que les jeux de mémoire, de parcours, des calculs, des énigmes… Mais un jeu de société requiert avant tout des compétences affectives et sociales comme le fait d’attendre son tour, ce qui est encore compliqué pour un enfant de trois ans. « Chaque jeu doit être adapté à son public, qu’il s’agisse de personnes en situation de handicap ou de seniors » avance Romuald Morhs, renchérissant : « On va toujours proposer des jeux diversifiés mais si un groupe de personnes âgées veut jouer aux Petits chevaux, on ne va pas les en priver ! ». L’association possède aussi quelques jeux en braille.

Le jeu est aussi culturel. « On peut voir comment les jeux ont traversé les civilisations, comme l’Awalé qui vient d’Afrique, le Sig du Maroc ou les quilles luxembourgeoises ». Romuald Morhs, actuellement occupé à la réalisation de fiches sur les jeux en bois, a ainsi découvert que le jeu de la grenouille est aussi pratiqué en Amérique du Sud sous le nom de « juego del sapo ». Ludoland a aussi mis en place la confection d’une maison marocaine rassemblant les décorations, les costumes et les jouets traditionnels et aimerait étendre ce concept à d’autres cultures. Pour Jean-Claude Pellin, qui a récemment sorti la version « extrême » de son jeu Nine Tiles, « il a toujours été important de promouvoir le jeu comme un ‘Kulturgut’, un bien culturel, qu’il trouve sa place à côté des films, de l’art de la scène, des arts plastiques, de la musique, etc. ». L’éducateur social, également délégué régional pour le Service national de la jeunesse (SNJ) a toujours aimé jouer. « Quand j’ai fait mes études à Bruxelles je me suis aperçu qu’il y avait des ludothèques, des cafés et des magasins spécialisés dans le jeu… des choses que, à ce moment-là, on ne trouvait pas du tout au Luxembourg », se rappelle-t-il. En 2009, ayant envie de promouvoir le jeu au Grand-Duché, il prend la décision d’acheter une vieille Volkswagen et de créer le « ludobus », une ludothèque itinérante, un projet réalisé avec l’appui de la Croix-Rouge. Deux ans plus tard, il fait partie du comité de la Spillfabrik où il rencontre d’autres personnes dans l’optique de créer des jeux. « C’est un domaine où la plupart des choses s’apprennent en autodidacte. Au début on est un peu perdus mais on découvre les foires aux jeux pour trouver des éditeurs ».

Sifaka est son premier jeu, co-créé avec un autre auteur luxembourgeois, Christian Kruchten, et sorti en 2014 par l’éditeur belge Azao Games. Jean-Claude Pellin explique : « La création de jeu c’est un peu comme la cuisine : On peut encore inventer des nouvelles recettes, des nouvelles combines, mais tous les ingrédients, les ‘mécaniques’, existent déjà et c’est le mélange entre ces mécaniques qui va permettre de créer quelque chose de nouveau ». Il existe deux types d’auteurs de jeu : ceux qui pensent à la mécanique et qui vont créer le jeu autour de celle-ci, appliquer un thème autour de cette mécanique, et d’autres qui partent d’un univers, d’une histoire, d’une thématique, et ils vont réfléchir à comment ils peuvent en faire un jeu. Si Nine Tiles est un jeu de mécanique avant tout, avec un thème très abstrait et qui a d’ailleurs été adapté en version Pokémon et Hello Kitty au Japon, où plus d’un demi-million d’exemplaires ont été vendus, Jean-Claude Pellin a aussi conçu un jeu suivant la commande de la Chambre des métiers qui voulait un jeu de communication pour les enfants entre dix et douze ans pour leur montrer tous les métiers qui existent. Il en est ressorti Hallo Handwierk. Dans ce cas-là, c’est l’univers qui a été créé autour d’un objectif.

« L’auteur d’un jeu peut être comparé à un auteur de livres classique » avance Pellin. « C’est lui qui fournit l’idée du jeu, la mécanique et les règles à un éditeur ». L’éditeur est ensuite chargé du produit fini. Il va modifier différentes choses en accord avec l’auteur ; par exemple en réduisant le nombre de cartes, en adaptant le plateau de jeu au format de la boîte ou en remplaçant des dés spéciaux par des cartes coûtant moins cher. L’éditeur va aussi payer une personne chargée du graphisme et des illustrations et s’occuper de la vente. À propos de l’influence de l’auteur à ce moment-ci de la confection du jeu, l’éducateur répond que les éditeurs se rendent de plus en plus compte de l’importance de l’histoire, de l’univers, comme dans le cas du jeu de fantasy Die Legenden von Andor où le héros se déplace dans un univers fantastique, et donc de l’importance de l’auteur. « Il faut ainsi compter au moins un an entre la création du jeu et sa sortie », dit le créateur de Nine Tiles. « Lorsque l’on crée un jeu, il faut aussi penser à la catégorie dans laquelle il s’insère », note-t-il, « un jeu familial, grand public, sera plus susceptible de recevoir des prix comme l’As d’or en France ou le Spiel des Jahres en Allemagne, contrairement à un jeu ‘de niche’ – pour les communautés geek ». Or, voir son jeu promu au Spiel, c’est 100 000 ventes assurées. « Un jeu pour enfants se vend environ dix fois plus qu’un réservé aux adultes » note l’éducateur. En effet, alors qu’un adulte moyen possède cinq à dix jeux de société chez lui, il est très courant d’en offrir aux enfants pour leur anniversaire.

Que ce soit l’auteur de jeux ou le président de Ludoland, les deux hommes soulignent que la pandémie a créé une effervescence autour du jeu de société. Le jeu vidéo, faisant aujourd’hui douze fois plus de chiffres que le jeu de société (et plus que Netflix, Disney et l’industrie du cinéma réunis), prend toujours plus de place mais « n’est pas une concurrence ». Ils contredisent la question récurrente des journalistes : « Vous faites ça pour détourner les jeunes des écrans ? ». Jean-Claude Pellin, prenant l’exemple du « Game On », événement organisé par la Spillfabrik aux Rotondes, précise que les jeux vidéo y sont placés à côté des jeux de société, « il n’y a pas les ‘mauvais’ jeux face aux ‘bons’, c’est pas du tout le cas ». Les deux types de jeux auraient, selon lui, leurs avantages et leurs inconvénients : Le jeu vidéo est beaucoup plus immersif et peut être joué à distance, tandis que le jeu de société est un objet culturel qui offre une matérialité et incite à la communication entre personnes physiquement présentes. Quant à l’ASBL Ludoland, elle n’a pas encore les moyens logistiques pour proposer des jeux vidéo, « car l’idée ce n’est pas de ramener Fifa mais de faire connaître d’autres jeux », soutient son président. Et d’ajouter : « Si on propose des jeux vidéo je ne pense pas que tout le monde ira dessus, il y aura toujours des personnes pour les jeux de société, même parmi les 12-25 ans ». Cette catégorie d’âge est la plus difficile à faire venir sur place mais « quand ils sont là, ils jouent ! » assure Romuald Morhs. Jean-Claude Pellin est moins optimiste et soutient qu’amener les jeunes à s’intéresser au jeu reste un défi.

C’est indéniable cependant, le monde du jeu se transforme et gagne en légitimité culturelle. Certains – ceux qui ne s’intéressent pas aux jeux – ont toujours cette idée que les fans de jeux de société sont de grands enfants « mais ça, c’est avant qu’eux-mêmes y aient pris goût » sourit Morhs. Il suffit de voir le succès du « Game On », qui a attiré 2 500 personnes en deux jours, ou celui de bars à jeux comme le récent Bei de Minettsdäpp à Esch ou encore les soirées jeux à Differdange qui reprendront en janvier 2024, pour se rendre compte que cet engouement est réel et touche aussi le Grand-Duché. L’Europe comptant plus de 4 000 ludothèques, Jean-Claude Pellin et Romuald Morhs sont convaincus que le Luxembourg gagnerait à avoir la sienne. Encore en discussion avec la commune de Differdange, l’ASBL espère en ouvrir une d’ici deux à trois ans. « Créer une ludothèque c’est mettre en avant l’importance du jeu » assurent les deux passionnés, « montrer aux gens qu’il n’existe pas que le Monopoly et le Uno… même si c’est très bien, le Uno ! »

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Yolène Le Bras
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