Voleurs de liberté, le nouveau roman de Giulio-Enrico Pisani est un des ces textes
qui brisent les chaînes jadis dénoncées par Rousseau. Même si les chaînes que ses personnages brisent sont bien plus nombreuses que celles imaginées par le philosophe

Vivre libre

d'Lëtzebuerger Land du 19.11.2021

Dans ce passionnant récit de Pisani, les lecteurs font la rencontre de personnages fort originaux qui refusent de se soumettre à la misère, à la maladie et au monde des finances, ces trois fléaux qui pourrissent la vie du commun des mortels. Et justement, Heng, Iann, Jhemp, Josette et les autres ne veulent plus en être. À bord d’un voilier, le Kaléidoscope, ils partent à la recherche d’un monde nouveau, d’une terre mythique où réinventer la vie. Mais ils ne se rendent pas tout à fait compte que cette société rêvée, c’est eux qui la bâtissent tout au long du périple qui les mène des côtes de la mer du Nord aux atolls du Pacifique. Au fil des rencontres, et à force de faire des câlins à gauche et à droite, et ce, parfois avec des gens avec qui ils n’étaient pas vraiment censés en faire –mais il faut bien briser tous les tabous dans un roman qui se veut à la fois libertaire et libertin – l’étrange équipage s’agrandit. Rien d’étonnant à cela : l’histoire de l’humanité n’est-elle pas aussi un peu l’histoire de câlins qu’il aurait mieux valu ne pas faire ? Toutefois dans le roman de Pisani, les moments d’égarement donnent naissance à un monde meilleur. Et c’est tant mieux.

En lisant des phrases tels que « La liberté, Jhemp, c’est la possibilité qui nous est donnée d’aller et venir à notre gré », le critique paresseux croira voir une référence à une envie de voyager librement à une époque où, pandémie oblige, les obstacles à la découverte de mondes nouveaux sont nombreux. Toutefois une telle explication serait un tantinet simpliste. Comme l’explique l’auteur au Land, le roman a longtemps mûri dans son esprit. Ses origines remontent au siècle passé finissant. Ainsi Pisani révèle que « tout en se voulant hors temps, Voleurs de liberté est, tout comme moi, du vingtième siècle. Ouvrage de fantaisie, ses quelques liens avec la fin du siècle ne sont, comme chez Candide le 18e, qu’un prétexte. J’ai commencé à l’écrire à la fin des années 80, vaguement inspiré par l’OPA de Benedetti sur la Société Générale de Belgique […] et j’ai achevé la première version début des années 90. Réécrit, raccourci et modifié une demi-douzaine de fois, le livre a mis près de trente ans à trouver sa forme présente et à se voir édité. »

Cela n’empêche que notre époque a aussi bien besoin d’une telle ode à la liberté. Certes, l’auteur souligne que son principal souhait est de voir « le lecteur se laisser emporter par une histoire à la fois fantastique et terre-à-terre » qui n’a d’autre prétention que de donner du plaisir. Bien qu’enracinée dans la fin du vingtième siècle, cette aventure un peu folle n’est pas qu’une invitation au voyage, mais elle est également une invitation à définir la liberté. Les personnages de Pisani en proposent de multiples. Pour Heng, la liberté avec un L majuscule « est une déesse, une fiction, une idée à la pureté souillée par des millions de ‘xylolingues’ habiles à s’en rincer la gorge afin d’en mettre plein la vue à des milliards de crédules. » Il est donc préférable de se contenter des libertés avec un l minuscule, ce que Heng appelle les « libertés tangibles ». Celle de fuir le monde tel qu’il est, la fuite vers l’imaginaire, en est-elle ? Peut-être. En tous cas, Pisani profite pleinement de sa liberté d’auteur pour redéfinir les frontières du réel et avec une petite dose de réalisme magique, que n’aurait pas reniée les maîtres du genre, il nous fait découvrir un monde dans lequel l’existence des sirènes est du domaine du possible. Il est vrai qu’au Luxembourg, depuis Mélusine, on sait bien que ces créatures enchanteresses peuvent être le moteur de l’histoire.

D’autres références littéraires sont parsemées dans ce récit, surtout l’évocation de lectures qui ont marqué l’enfance et l’adolescence : Tintin, bien sûr, mais aussi Blake et Mortimer ainsi que Pearl Buck. D’ailleurs, l’auteur explique que le roman est un peu le produit des « rêveries d’un éternel adolescent – Tintin, Bob Morane, Icare, Candide ou Don Quichotte – qui a sacrifié ses ailes et ses moulins à vent à la prudence, au pragmatisme et à la raison d’un Sancho Pansa, rêveries donc, auxquelles mes précédents romans, essais, voire même recueils poèmes n’avaient permis de voler ». Aux lecteurs de s’envoler avec lui.

Giulio-Enrico Pisani, Voleurs de liberté, Kremart Edition, Luxembourg 2021, 162 pages, 19, 95 euros,
ISBN 978-99959-39-52-6

Laurent Mignon
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