Chronique Internet

Reprendre la main sur ses données

d'Lëtzebuerger Land vom 05.10.2018

Tim Berners-Lee, l’informaticien britannique qui a inventé le Web il y a une vingtaine d’années avec son idée géniale des liens hypertexte, revient sur le devant de la scène avec un projet qui tombe à point nommé pour offrir aux internautes une alternative à la mainmise croissante des Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon...) sur leurs données personnelles. Tim Berners-Lee est bien placé pour avancer un tel projet puisqu’il dirige le World Wide Web Consortium (W3C), l’organisme en charge de fixer les spécifications techniques régissant la toile.

S’il est vrai qu’Internet a été conçu par les militaires américains dans les années 1960 comme un réseau résilient capable de résister même à une conflagration planétaire grâce à une structure éminemment distribuée, il faut reconnaître que le Web a subi depuis les années 1990 une forte centralisation du fait de l’avènement des géants du Net qui accaparent une part considérable des infrastructures, du trafic et des données.

Avec le projet Solid (Social Linked Data), géré depuis le Massachusetts Institute of Technology (MIT) où il tient une chaire, Tim Berners-Lee veut en quelque sorte redécentraliser le web, en se donnant pour objectif de modifier le fonctionnement des applications qui y sont déployées afin de favoriser une réappropriation des données par leurs propriétaires et une meilleure protection de la sphère privée. Autant dire répondre point par point aux maux qui font que la toile est aujourd’hui perçue davantage comme l’auxiliaire d’un régime de surveillance généralisée et d’une marchandisation à outrance que comme un pilier du débat démocratique.

Face à la très probable intervention de hackers téléguidés depuis le Kremlin dans les élections américaines en 2016 et les abus de Cambridge Analytica, et de façon plus générale au vu des nombreuses dérives qui caractérisent les grandes plateformes du Web, Solid, qui est soutenu par une entreprise commerciale appelée Inrupt, entend offrir les moyens de réparer le World Wide Web en développant une série de briques de base. Solid s’adresse en premier lieu à ceux prêts à mettre la main à la pâte en participant à l’élaboration de ces nouvelles composantes.

Un des buts est de créer des contenants séparés pour les applications et les données, afin de redonner aux utilisateurs la maîtrise du lieu où sont stockées ces dernières. Un autre défi consiste à concilier une authentification robuste avec un respect scrupuleux des données privées. Le concept envisagé pour stocker ses données personnelles est celui des « pods » (personal online data stores), que les utilisateurs pourront créer en plusieurs versions, suivant les données qui y figurent, et stocker où bon leur semble, puis utiliser de manière sélective en fonction des applications et réseaux auxquels ils souhaitent participer.

Pour déployer Solid, Berners-Lee compte sur une série de standards ouverts pour les services tels qu’identité, authentification, listes d’autorisation et de permission, gestion des contacts, messagerie et notification, fil d’actualité, abonnement, commentaires et discussion, c’est-à-dire l’ensemble des modules qui se trouvent aujourd’hui au cœur de pratiquement toutes les plateformes. Avec ce modèle, on sera donc aux antipodes de l’actuelle pratique d’appropriation massive des données par les plateformes, qui s’abattent sur les informations des internautes comme la vérole sur le bas-clergé.

La publication, il y a quelques jours, par Sir Berners-Lee d’un post de blog dans lequel il a précisé sa vision pour Solid a coïncidé avec l’émotion suscitée par un enième scandale concernant des vols de données, portant cette fois sur 50 millions d’utilisateurs de Facebook dont les informations personnelles se sont égayées dans la nature. « Malgré tout ce que nous avons fait de bien, le web a évolué en une machine d’inégalité et de division, emporté par des forces puissantes qui l’utilisent à leurs propres fins », a constaté Berners-Lee, amer, avant d’ajouter toutefois une note d’optimisme : « Aujourd’hui, je crois que nous avons atteint un point d’inflexion critique et qu’un changement de fond vers quelque chose de mieux est possible – et nécessaire ».

Jean Lasar
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