Dans le château renaissance de Beaufort, une grande galerie et une enfilade
de pièces à l’étage de l’aile ouest dorment d’un profond sommeil. Peut-être plus pour longtemps…

Les salles oubliées du château de Beaufort

d'Lëtzebuerger Land vom 04.08.2023

Les châteaux de Beaufort – le médiéval en contre bas du vallon du Haupeschbaach, celui de la Renaissance juste au-dessus – sont des valeurs sûres du tourisme luxembourgeois. Bien cachés dans leur écrin forestier au cœur du Müllerthal, ils sont un lieu de visite prisé. Encore plus depuis que le très fréquenté Müllerthal Trail (près de 206 000 marcheurs l’ont emprunté en 2022) passe au pied du mur d’enceinte de la forteresse. « Nous sommes contents puisque l’année dernière, nous avons comptabilisé 37 000 visiteurs, retrouvant le niveau d’avant-Covid, se félicite Patrick Sanavia, directeur de l’Institut national du patrimoine architectural (Inpa). Et les randonneurs n’y sont pas pour rien. »

Le château médiéval de Beaufort, dont la première mouture date du 12e siècle, est un jalon important de l’histoire du tourisme dans le pays. En effet, Edmond Linkels qui avait hérité du site à la fin du 19e siècle décidait de réhabiliter ces ruines spectaculaires, mais instables, qui servaient surtout de carrière pour les habitants des environs. Il fait débroussailler les cours et sécuriser les murs pour ouvrir les portes de l’enceinte médiévale au public dès 1932. Beaufort devient dès lors le premier château privé du Grand-Duché accessible aux visiteurs.

Son épouse Anne-Marie Volmer, née à Berlin en 1914, était la petite-fille d’une ancienne châtelaine locale : Anne-Catherine Eve de Beaufort. Avec Edmond, ils dédieront leur vie à leurs deux châteaux. Non seulement celui du Moyen-Âge, mais aussi celui de la Renaissance, qui est leur résidence. Anne-Marie Linckels y habitera jusqu’à sa mort, en 1982, alors qu’elle a déjà organisé sa transmission à l’État luxembourgeois depuis longtemps.

S’il n’est sans doute pas le plus pris en photo des deux, l’histoire de ce nouveau château est passionnante et pleine de surprises. « Il est le plus grand édifice de la Renaissance qui nous soit parvenu pratiquement intact, relève Patrick Sanavia. Il y a bien eu quelques restaurations ponctuelles, mais elles sont minimes. Le château ressemble toujours à ce qu’il était en 1649, lorsque sa construction s’est achevée. ». Il fut bâti sur le modèle du château La Fontaine, que Mansfeld a fait édifier à Clausen, mais dont il ne reste quasiment rien aujourd’hui, le château supérieur de Beaufort est un témoignage rare au Grand-Duché de cette époque troublée.

Au temps de sa construction (1643-1649), nous sommes en pleine Guerre de Trente ans, dans laquelle presque toute l’Europe était impliquée. D’ailleurs Jean Beck, le bâtisseur du second château, doit à sa carrière militaire sa spectaculaire ascension sociale. Simple fils d’un coursier de Sarrebourg (en actuelle Allemagne), le futur seigneur est né dans le Grund en 1588. Engagé dans l’armée de Ferdinand III, il réussit à se faire remarquer par l’empereur du Saint-Empire grâce à ces exploits militaires et sa loyauté. À tel point que le roturier est fait baron en 1637. Gouverneur du Duché de Luxembourg (le seul à avoir porté ce titre en étant né à l’intérieur des frontières actuelles du pays), il décide d’acheter les seigneuries de Beaufort et Heisdorf pour matérialiser physiquement sa noblesse nouvellement acquise. Et plutôt que de vivre dans un ancien château fort inconfortable, il prend la décision de se faire construire une nouvelle demeure parfaitement moderne, juste à côté. Le vieux château n’est toutefois pas abandonné, il pourra toujours servir si besoin. « Un pont-levis reliait les deux et on remarque que les pavés dans la cour ne sont pas posés à plat, mais en biais pour qu’ils ne glissent pas l’hiver ou en temps de pluie en cas de replis urgents. »

Jean de Beck décède en 1648, l’année où son château sera achevé (les finitions seront terminées l’année suivante). Comme Mansfeld, une cinquantaine d’années avant lui, il n’habitera donc jamais son grand projet. Le baron souhaitait un château tourné autour de la représentation, un édifice où il pourrait démontrer à la bonne société son impressionnante ascension. Pour reproduire les codes alors en vigueur, l’étage de l’aile nord, censée relier l’aire privée de l’aire publique, était destiné à devenir une galerie à l’italienne. Un lieu grandiose, tout en longueur avec de vastes ouvertures donnant sur la cour du château et, un peu plus loin, les tours de l’ancienne forteresse. Pour lui, ce devait être le clou du spectacle, l’apogée d’une brillante carrière menée au fil de l’épée et à la sueur de son front.

Pour avoir la place de construire son rêve, le baron Jean de Beck n’a pas lésiné sur les moyens. Il n’a pas hésité à faire raboter la paroi rocheuse à l’extérieur du château pour que la galerie puisse atteindre la largeur voulue tout en profitant de suffisamment d’espace autour du château. Pragmatique, il a conservé un pan de cette falaise pour qu’il constitue le solide coin du mur de l’angle nord-ouest.

Merci à la conserverie et à la distillerie

Las, son fils Jean-Georges de Beck et sa mère vont bien profiter du château flambant neuf, mais ils n’auront pas les mêmes ambitions que leur père. Alors que l’époque est difficile, ils préfèrent miser sur l’agriculture plutôt que les fêtes mondaines. La fameuse galerie devient donc… une grange où l’on entrepose le foin !

On peut entrer directement dans la galerie par la grande porte en bois qui ouvre la façade extérieure, côté ouest. Puisque le château a été construit sur une forte pente, cette ouverture distribue de plain-pied ce qui, depuis la cour en contre bas, est le premier étage. Les yeux doivent d’abord s’habituer à l’obscurité, les grandes fenêtres ayant été en grande partie murées. Après quelques secondes, on voit des rangées serrées d’étais et puis, naturellement, le regard se dirige vers cette charpente qui a besoin d’aide. « Elle en chêne et date de 400 ans, sourit Patrick Sanavia. Nous allons lancer la soumission pour sa restauration le mois prochain, il y a quelques entreprises luxembourgeoises qui maîtrisent parfaitement ces travaux. Jusqu’à présent, on n’y a fait que quelques retouches. Pratiquement tout est d’origine. »

Au bout de cette galerie où, chemin faisant, on croise un bric-à-brac de vieux outils agricoles, on pénètre dans un nouveau monde. L’aile ouest est un tout autre décor. On pénètre tout de suite dans une pièce basse de plafond, où une énorme cheminée est complètement rabougrie par le manque de hauteur. « Ces salles ont été converties pour servir de conserverie de légumes entre 1875 et 1930 », explique Patrick Sanavia. Les héritiers de Jean de Beck, décidément, ont fait preuve de pragmatisme !

On doit reconnaître que déambuler dans cette enfilade hors du temps, où traînent des artefacts hétéroclites (tonneaux, échelles, roues en bois, pinces de treuil, banquettes et méridiennes éventrées…) est un vrai délice. La poussière, les vitres qui laissent tout juste entrevoir l’extérieur, l’impression (fausse, mais jouissive) d’être le premier à ouvrir un voile sur l’inconnu… On pourrait y passer des heures à s’approprier l’endroit, examiner chaque recoin et observer chaque détail.

Cet enthousiasme est sans doute provoqué par le fait que ces espaces interlopes mêlent des configurations et des outils qui ne devraient pas être retrouvés ensemble. Tout semble incongru : les splendides cheminées écrasées par les plafonds industriels trop bas, la décoration bien trop luxueuse de leurs chambranles et jambages (tout de même un peu branlants) pour être associée à des objets classiques du quotidien d’artisans ou d’ouvriers (la distillerie produit toujours dans les caves une liqueur de cassis, le Cassero) : ce micmac est vaguement perturbant et terriblement envoûtant.

« C’est la chance du château, relève Patrick Sanavia. Son utilisation un peu baroque l’a préservé. La galerie et les pièces qui ont fait office de conserverie n’étaient pas des salles de vie. Il n’y avait pas besoin d’un grand confort et elles n’ont pas beaucoup évolué dans le temps. Tous les gestes architecturaux datant de l’origine du bâtiment sont restés, sa lisibilité le rend attachant parce qu’il est resté dans son jus. »

Une idée derrière la tête

Ces endroits qui ne sont pas encore présentés au public pourraient le devenir bientôt. L’Institut national du patrimoine archéologique a effectivement un projet dans les cartons. « Nous voulons restaurer la galerie et l’aile ouest, pour les transformer en espaces modulables, indique le directeur de l’institut. Nous imaginons un espace ouvert et évolutif où l’on pourrait proposer des expositions, mais aussi organiser des événements de taille modeste. »

Avec le risque de dénaturer l’atmosphère de l’endroit ? Le projet prévoit des transformations, notamment la construction d’un grand escalier qui reliera la cour au premier étage, mais Patrick Sanavia assure qu’il veut garder l’ensemble dans « état brut ». « L’architecture du château ne devra pas être masquée par cette transformation, toutes ses caractéristiques devront rester bien visibles », promet-il. Parfois, elles pourront même ressurgir puisqu’il est prévu de casser les plafonds 19e de l’aile ouest pour reconstruire les planchers à leur hauteur originale. « Ces pièces récupéreront de leur majesté, car la rénovation permettra de retrouver les volumes tels qu’ils étaient lors de la construction du château. »

Patrick Sanavia ne tient cependant pas à ce que la potentielle rénovation réécrive une histoire fantasmée du château. Il ne souhaite pas, par exemple, enduire de crépis le mur de l’aile nord donnant sur la cour qui n’en a jamais reçu, Jean de Beck étant mort avant les finitions. « L’architecte à qui nous avons commandé un avant-projet nous l’a demandé, mais si ce mur reste tel quel, ça m’ira très bien comme ça. »

Le dossier, qui ne revêt pas vraiment d’urgence (hormis la rénovation de la charpente de la galerie) n’est pas encore validé, mais il pourrait l’être d’ici trois ou quatre ans, espère Patrick Sanavia. Il faut dire que la priorité de ces derniers mois se trouvait géographiquement à l’exact opposé de la galerie, au niveau du mur d’enceinte du château médiéval, tout en bas du site.

Le 30 juillet 2021, vers 15 h, une partie du parement extérieur de l’enceinte de la basse-cour s’est écroulée sans crier gare. « C’était une surprise, soupire le directeur de l’Inpa. Ce mur était sous surveillance et nous n’avons rien vu venir : ni fissures ni renflements… aucune faiblesse. » Et pourtant, la frayeur a été grande pour le personnel puisque la structure en bois de l’accueil construite dans les années 1930 est adossée au parement intérieur du même mur. « Le bruit a été effrayant, mais les personnes à l’accueil ont très bien réagi en organisant l’évacuation des châteaux alors que l’on était en pleine saison touristique. »

Les causes de l’effondrement sont désormais claires. Une quinzaine de jours auparavant, des pluies diluviennes se sont abattues dans la région, les mêmes qui ont provoqué des dégâts inouïs notamment en Belgique ou en Allemagne (vallée de l’Ahr). Echternach, Vianden et la vallée de l’Alzette ont aussi été sous l’eau. La vallée sous le château de Beaufort a elle aussi été inondée. La pression de l’eau sur les fondations et la base du mur, couplée aux infiltrations au sommet de l’enceinte causée par les averses et aggravée par d’anciennes rénovations malheureuses ont été fatales. « Les murailles médiévales sont constituées de deux murs de parement dont l’intérieur est rempli, idéalement, des pierres de bon calibre et de remblai. Ici, ce n’était apparemment pas le cas. Il y avait peu de pierres, plutôt de la terre et même de la paille », indique Patrick Sanavia. Suffisant pour résister 700 ans, mais pas aux périls climatiques d’aujourd’hui.

Si le mur a été rapidement stabilisé, pour ne pas gâcher la saison touristique, il n’a pas été tout de suite reconstruit. « Il aurait fallu installer des échaudages dans la cour d’entrée et donc interdire l’accès aux visiteurs, justifie-t-il. Les travaux plus invasifs ont attendu l’hiver et après avoir été solidement ancré, la reconstruction du mur est en phase d’achèvement.

La mauvaise surprise a coûté un million d’euros, une facture qui a augmenté de trente pour cent à cause de l’inflation. De quoi retarder la rénovation des espaces oubliés du château renaissance ? « Non, ce ne sont pas les mêmes budgets et le Luxembourg mettra toujours l’argent nécessaire pour rénover son patrimoine historique lorsqu’il est en péril imminent, ce qui était le cas ici. Mais je ne dirais pas que cela nous aide non plus… », reconnaît Patrick Sanavia.

Après tout, ce contretemps est peut-être une chance. Il permet de redéfinir ce que ce sont les priorités de la préservation du patrimoine et d’avoir un peu plus de temps pour réfléchir aux réaménagements futurs. Quelques années de plus ou de moins, compte tenu de l’âge du château qui en a vu d’autres, ça ne compte plus vraiment.

Erwan Nonet
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