Félix Eischen a brisé le quatrième mur. L’ancien animateur de RTL-Télé regarde droit dans la caméra et sourit : « Merci fir Ären Interessi dobaussen a bis geschwënn ». On est le 16 avril, et le député CSV vient de clôturer la réunion de la commission des Médias, la première à avoir été diffusée en direct sur chd.lu. Elle était consacrée au budget et se déroulait comme un long fleuve tranquille. Son principal point d’intérêt, c’est lorsque Francine Closener (LSAP) évoque le risque de voir CLT-Ufa plier bagage, au plus tard une fois sa convention avec l’État venue à échéance (en 2030). La firme privée pourrait se dire : « War jo schéin hei, mee lo gi mir », craint la députée socialiste. Il ne faudrait « pas se faire de soucis », rassure la ministre déléguée Elisabeth Margue (CSV), du moins « pas à ce stade ».
Le Parlement veut se doter d’un mode de fonctionnement « plus conforme à l’image d’une Chambre des députés moderne et dynamique ». Pour la première « phase de test », cinq commissions ont été retenues, en mode « projet pilote ». Le CSV a choisi l’Environnement, l’Agriculture et les Médias, tandis que le DP a opté pour les deux ressorts de Claude Meisch, l’Éducation et le Logement. Une dizaine de réunions ont été filmées et archivées depuis. La plupart sont très peu palpitantes. Dans la commission de l’Agriculture par exemple, la coordinatrice de Luxembourg Urban Garden (Luga) présente l’exposition horticole 2025 dans une présentation PowerPoint qui dure cinquante minutes. À un moment, elle s’interrompt : « Ech si vill ze laang, oder ? » Le prochain point sur l’ordre du jour concerne l’étiquetage des œufs.
« Notre travail, c’est à 95 pour cent du simple travail qui doit être fait : C’est ça la réalité », constate le président du Parlement, Claude Wiseler (CSV), vis-à-vis du Land. L’une ou l’autre réunion a pourtant donné lieu à des piques polémiques. Dans la commission de l’Éducation du 23 mai, Fred Keup (ADR) évoque la voie préparatoire et se remémore le temps où il était prof au Lycée Guillaume Kroll à Esch-sur-Alzette. Il y aurait « vu beaucoup de choses » qui auraient été « extrem schro » et « ganz haart ». Puis de balancer une citation : « Wa mir et fäerdeg bréngen, dat si eis d’Autoen net verbrennen an eis Kanner net schloen, dann hu mir scho villes erreecht ». Cette phrase, le député ADR l’attribue à l’ancien directeur d’un lycée précis. Puis il hésite : « … ech mengen. Ech weess et net méi. Ech ka mech ieren… ». La présidente de la commission, Barbara Agostino (DP), lui demande : « Hat Dir lo eng Fro nach ? ». En mars, le président de l’ADR montrait très peu d’enthousiasme par rapport à la diffusion des commissions : « Et dierf net verkommen zu enger Selbstdarstellung », disait-il à la Chambre (tout en votant oui).
Le 17 avril, Marc Goergen a tenté de tacler François Bausch dans la commission du Logement. Le député vert vient de tenir un plaidoyer passionné pour l’imposition des plus-values foncières créées ex nihilo, par un simple acte administratif. Le Pirate réplique en l’accusant de « deux poids, deux mesures » : Dans une commune du Sud (que Goergen cite), un conseiller vert aurait vendu des terrains agricoles « pour y faire construire une station-service » : « Il fait un million d’euros de bénéfice sur la transaction ! » Bausch qualifie cette intervention de « primitivste Parteipolitik ». Le président de la commission, Gilles Baum (DP), estime que l’intervention de Goergen « ass lo net zilführend ».
Deux moments ont trouvé leur chemin sur les médias sociaux. Dans la commission de l’Éducation, la libérale Barbara Agostino exprime sa nostalgie pour ses années passées à l’Institut d’études éducatives et sociales (IEES). Puis de glisser : « À l’époque, on l’appelait encore Institut d’études érotiques et sexuelles ». Assis à ses côtés, Claude Meisch est visiblement gêné : Son sourire se fige, il jette un regard ahuri vers la députée. C’est non sans fierté que celle-ci raconte au Land qu’on lui aurait envoyé « au moins 25 fois » la vidéo reprenant son intervention (et la réaction ministérielle). Agostino évoque sans cesse son « authenticité », quasiment comme une image de marque : « J’ai promis aux gens que je resterai Barbara, quoiqu’il arrive ».
François Bausch dit avoir immédiatement saisi que la scène qui venait de se jouer se prêtait à merveille à un clip. Le 16 mai, dans la commission jointe de l’Économie et de l’Environnement, l’ancien patron des Verts se frite avec Tom Weidig (ADR) au sujet de Cattenom. Sur la vidéo postée sur X (Twitter) par Déi Gréng, on entend le député ADR interrompre Bausch : « Cela fait quarante ans que vous faites de la panique… C’est complètement ridicule ! » « Si vous trouvez que Fukushima et Tchernobyl étaient ridicules ! », réplique Bausch. Peu avant, Weidig a revendiqué une approche « plus constructive » face aux autorités françaises. Les protestations officielles, estime-t-il, « ne servent absolument à rien » : « De Fransousen ass et komplett egal wat mir mengen ». Le Luxembourg ferait mieux de financer « des systèmes de sécurité » pour les réacteurs de Cattenom. Bausch y voit une « capitulation » face à un « risque existentiel », et ceci de la part d’un parti qui, par ailleurs, « veut tout le temps mobiliser l’armée pour défendre les intérêts nationaux ». La présidente de la commission de l’Économie, Carole Hartmann (DP), tente de calmer la situation : Il ne s’agirait pas de mener « des discussions entre députés ». (Christophe Hansen, le président de la commission de l’Environnement, fixe son portable.) Lors de la commission jointe, c’est le ministre Lex Delles (DP) qui prend le lead, tandis que Serge Wilmes semble presqu’absent, jouant avec le micro.
La publicité aura un effet disciplinaire tant sur les députés que sur les ministres. Les premiers devront arriver à temps et rester jusqu’à la fin, voire poser l’une ou l’autre question. Les seconds auront plus de mal à se cacher derrière les présentations PowerPoint de leurs conseillers. Aux hauts fonctionnaires qui préfèrent ne pas être filmés, Claude Wiseler propose de se placer dans l’angle mort des caméras. C’est ce qu’ont décidé de faire les conseillers de Claude Meisch : dans les commissions du Logement et de l’Éducation, on les entend sans les voir. (Les fonctionnaires des autres ministères apparaissent, eux, à visage découvert.) Les commissions parlementaires sont un terrain miné. Les hauts fonctionnaires y sont censés donner des réponses honnêtes aux députés, sans pour autant trahir leur supérieur hiérarchique. Entre trop dire et dire trop peu, l’exercice s’avère délicat. D’autant plus qu’ils risquent de se retrouver face à leurs anciens ministres, dégradés en députés de l’opposition, mais encore dotés d’une connaissance intime des dossiers.
Certains hauts fonctionnaires craignent que la médiatisation des commissions estompe la frontière qui les sépare des politiciens. C’est la hantise du XXIe siècle, celle de se retrouver au centre d’un shitstorm à cause d’un bout de phrase sorti de son contexte. Dans l’édition actuelle de Fonction publique, la CGFP s’en fait l’écho. Si le syndicat corporatiste n’est pas fondamentalement opposé au livestream des commissions, elle insiste néanmoins sur la protection de « la sphère privée » des fonctionnaires. Certains pourraient être « verunsichert » par les caméras, ce qui risquerait d’augmenter la « Fehlerquote » de leurs déclarations. Se référant à un avis du ministère de la Fonction publique, la CGFP met en garde contre de potentielles « situations de conflit », qui pourraient naître entre des fonctionnaires et des élus.
Mercredi dernier, le premier conseiller Lex Folscheid a frôlé la confrontation avec le vétéran socialiste Mars Di Bartolomeo. Assis hors-champ, le lieutenant de Meisch répond aux questions et critiques des députés. Le sujet est technique (le temps de préparation obligatoire à prester par le personnel psycho-social) et Folscheid développe un argumentaire qu’il veut factuel, mais qu’il ponctue par des expressions comme « mir sinn ons dach wuel alleguerten eens » ou « ech denken, dass dat nëmmen normal ass ». À un moment, Folscheid lâche : « Je dois dire – et c’est bien ainsi, je l’apprécie – que nous avons passé plus de temps à en parler à la commission de la Chambre qu’avec les représentants syndicaux ». Visiblement agacé, Di Bartolomeo demande la parole : « J’ai bien compris Monsieur Folscheid ? Il n’apprécierait pas du tout qu’on en parle plus longtemps ici qu’avec les syndicats ? Hunn ech dat falsch verstan ? » Le premier conseiller éteint illico l’incendie : « Vous m’avez mal compris, Monsieur Di Bartolomeo. J’ai dit que je l’appréciais ».
Cinq commissions sont passées en livestream, il en reste une vingtaine. Le DP annonce déjà que certaines resteront taboues : les Affaires étrangères et la Défense, mais également l’Économie et les Finances. « On ne doit pas fournir des informations en primauté à nos concurrents irlandais », dit le chef de la fraction libérale, Gilles Baum, au Land. Son homologue au CSV, Marc Spautz, ne veut « anticiper » sur les discussions : « Mais on est conscients qu’il sera difficile d’ouvrir entièrement certaines commissions. La question sera probablement si on les ferme d’office ou seulement selon l’ordre du jour, au cas par cas. » Spautz cite la commission des Finances en exemple : Les discussions budgétaires n’auraient rien de secret, mais on risquerait d’effaroucher les banques en évoquant certaines directives européennes.
À la fin de l’année, l’expérience sera évaluée par des « panels réunissant des acteurs intéressés » et « un questionnaire de satisfaction ». En attendant, le jeu entre opposition et majorité s’est porté sur le terrain des commissions jointes. Si une commission est publique et l’autre ne l’est pas, il revient aux membres de cette dernière de décider si la réunion passera en livestream. (Le vote se fait par mail et, assure Gilles Baum, sans « Fraktiounszwang ».) Les chefs de fraction du CSV et du DP ne cachent pas une certaine irritation : L’opposition multiplierait les demandes pour convoquer un maximum de commissions jointes. « Mir gi lo e bëssi gedréckt », dit Baum. Sous le titre « Bürger*innen von Hochwasserdiskussion ausgeschlossen », les Verts viennent ainsi de pondre un communiqué s’indignant de la non-diffusion d’une commission jointe. Marc Spautz y voit du « Gestëppels ».
« Le public n’a pas accès aux salles de réunion [des commissions] », écrit la Conférence des présidents dans son nouveau règlement. Fin 2001 débutaient les retransmissions des plénières depuis un Parlement fraîchement relooké en salon kitsch à la déco en toc. Le citoyen qui se déplace au Krautmaart pour suivre les séances se retrouve à fixer un écran. À moins d’être assis en première rangée, on n’aperçoit pas l’estrade parlementaire depuis le haut du balcon.
En matière de transparence, la Chambre vient de loin. Jusqu’en 2009, les procès-verbaux des commissions étaient ainsi gardés secrets. Pour pousser la Chambre à les publier, Déi Gréng avaient fait « fuiter » les PV sur Internet. (Un acte de piratage que Sven Clement a récemment rappelé avec admiration.) À l’époque, l’action des Verts avait choqué l’establishment. Dans le Journal, le libéral Gusty Graas s’offusquait d’un « manque de respect » vis-à-vis des « gängigen politischen Gepflogenheiten ». Un député aurait besoin de « Freiräume, wo sein Handeln nicht unbedingt einem öffentlichen Korsett unterworfen ist ». Les arguments n’ont guère changé. Aujourd’hui, c’est entre autre Fred Keup qui les mobilise : « Où les députés pourront-ils encore se parler ? Dans les couloirs de la Chambre ? », dit-il au Land. (Fin avril, le député ADR a voté contre la retransmission de la commission jointe du Logement et des Finances.) Il ne serait « pas très clair » à ses yeux où se situe la plus-value de ces retransmissions qui, d’ailleurs, n’intéresseraient pas les gens.