Protection du patrimoine et propriété privée : le tribunal administratif sur la corde raide

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d'Lëtzebuerger Land vom 22.01.2021

Si la protection du patrimoine irrite tellement certains multipropriétaires, c’est qu’il perturbe le rêve luxembourgeois, souvent aussi excitant que vague, de se lancer un jour dans une promotion immobilière. En mars 2016, une citoyenne saisit le tribunal administratif estimant que ses « droits acquis n’avaient pas été respectés ». En classant plusieurs de ses immeubles en « ensembles sensibles », la Ville de Luxembourg l’aurait jetée dans « l’incertitude la plus absolue » quant aux limites de « son droit de disposer de son bien comme elle l’entendait ». La décision communale lui causerait « un préjudice financier considérable » : La valeur des biens s’en trouverait réduite de moitié, affirmait-elle. Elle ressentait le classement de ses biens comme « une véritable privation du droit de propriété ».

Cet amalgame entre protection du patrimoine et expropriation, on le retrouve dans quasiment tous les procès intentés contre la Ville de Luxembourg en 2018, à la suite du nouveau Plan d’aménagement général (PAG), et dont les jugements sont tombés ces derniers mois. L’article 16 de la Constitution (« Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et moyennant juste indemnité ») y est invoqué à la manière d’un mantra par les avocats des propriétaires. Arrêt après arrêt, ce moyen est rejeté par les juges. C’est un des rares points sur lesquels une jurisprudence stable s’est cristallisée. Dès 2017, le Tribunal n’avait pas suivi la plaignante, et lui rappela qu’elle pouvait « toujours user de ses biens et les mettre en valeur ». Bref, une limitation du droit de propriété ne pourrait être considérée comme équivalent à une expropriation, elle ne nécessiterait donc pas une plus loi, mais pourrait se faire via règlements communaux.

En 2020, 68 affaires en lien avec le nouveau PAG de la Ville de Luxembourg ont été plaidées devant la deuxième Chambre du tribunal administratif. Les plaignants sont principalement des multipropriétaires issus de la Stater notabilité. On y retrouve ainsi de nombreux avocats d’affaires qui contestent que leurs maisons de maîtres à Belair ou au Limpertsberg aient été classées en « secteur protégé » dans le nouveau PAG. Cette bourgeoisie compradore a une conscience aiguë de l’enjeu financier que les « détails » d’un règlement urbanistique peuvent représenter pour elle. Selon le point de vue qu’on adopte, ces procès peuvent être lus comme courageuse défense contre l’arbitraire communal ou comme expression d’une hystérie propriétariste. Une myriade de moyens sont soulevés pour demander l’annulation d’un classement. La plupart sont techniques, d’autres franchement politiques. S’y reflète l’idéologie de la fraction la plus radicale du complexe immobilier.

Dans quelques cas isolés, les moyens développés peuvent prendre une tournure personnelle et malveillante. Le PAG de la Ville de Luxembourg serait « affecté à de nombreux endroits par des considérations écologiques extrémistes », plaidait ainsi l’avocat d’investisseurs immobiliers, par ailleurs eux-mêmes avocats, qui pour monter un projet à Dommeldange demandaient l’autorisation de raser quatre maisons ouvrières datant du début du siècle dernier. Cet « extrémisme écologiste », suggérait la partie des propriétaires, porterait l’empreinte de deux urbanistes qui avaient conseillé la commune et qui seraient des « membres de longue date » d’une association environnementale : « L’une des associés serait même mariée à l’ancien président fondateur ». L’avocat de la Ville répliquait qu’une telle ligne d’argumentation « aboutirait à obliger les associés des bureaux d’études à indiquer leurs opinions politiques et philosophiques […], ce qui ne ressemblerait guère à un État de droit ». Les juges refusaient, eux aussi, de s’engager sur cette pente glissante. Par la notion d’« intérêt de nature à compromettre l’indépendance » des urbanistes, il faudrait entendre un « intérêt matériel direct, c’est-à-dire appréciable en argent ».

En 2016, sur les 869 réclamations soumises durant la procédure du PAG, 690 avaient été tranchées en faveur des propriétaires par le conseil communal de la Ville. Ces cadeaux pré-électoraux ont largement réussi à réduire le nombre de recours en justice. Or, parmi les propriétaires qui viennent de plaider leur cause devant le tribunal administratif, la plupart avaient obtenu gain de cause devant la Ville. Du moins en partie. (Ils se voyaient ainsi souvent accordés l’autorisation de prévoir un logement par étage). Or, sur un point, la commune s’était montrée intraitable. Elle maintenait le classement de 2 658 immeubles en « secteur protégé » et de 4 457 immeubles en « ensemble sensible ». Lydie Polfer pouvait ainsi se targuer d’avoir protégé un tiers des immeubles de sa ville. Même si, par rapport au classement national opéré par le Service des Sites et Monuments nationaux (SSMN), il s’agit d’une version « light » de protection du patrimoine. Ainsi, le propriétaire peut-il entièrement démolir l’intérieur de sa maison, dont il ne devra que préserver la façade, voire, dans certains cas, le gabarit. Mais par rapport à d’autres communes, qui ont protégé moins de la moitié des immeubles repérés par le SSMN (Clervaux, Mersch, Sanem et Wiltz), la capitale apparaît comme un bon élève.

Un ponte du barreau avançait l’intérêt général évoquant la « problématique de pénurie de logements existant au Luxembourg ». Ce propriétaire de quatre maisons unifamiliales au Limpertsberg fustigeait « l’acharnement » de la commune à vouloir classer ses biens en « secteur protégé ». Alors que des immeubles d’appartements parsèment le quartier, une de ses maisons serait tellement exiguë que le premier étage pourrait tout juste servir de « remise pour des objets de jardinage ». Un gâchis, car pris ensemble, ses terrains mesurent 75 ares, « la superficie la plus large de tout le quartier et l’une des plus larges de l’ensemble de la ville ». Au lieu de donner des lotissements, cet espace est occupé par un gigantesque jardin. Le multipropriétaire du Limpertsberg souleva un autre moyen, évoquant un « détournement de pouvoir réalisé par la complicité entre le SSMN et les autorités communales ». Plutôt que de classer ses maisons comme « monuments nationaux », un statut qui donnerait droit à des subventions pour les travaux de rénovation, le SSMN préférerait passer par la commune. Ceci permettrait d’atteindre des « servitudes identiques », mais à moindre coût. Il y a deux semaines, le tribunal rejetait la demande en annulation.

Politiquement, le plaignant avait pourtant mis le doigt sur la plaie. Car le classement d’une maison peut significativement renchérir les travaux de rénovation, ce qui représente un fardeau autrement plus lourd pour un ouvrier de Larochette (où 216 bâtiments viennent d’être classés) que pour un avocat du Limpertsberg. Actuellement discuté au sein de la commission parlementaire, le projet de loi relatif au patrimoine culturel stipule que les travaux de conservation pourront être subventionnés jusqu’à 25 pour cent pour un bien protégé au niveau communal et cinquante pour cent (voire au-delà) pour un bien classé « patrimoine culturel national ». Alors que le ministère de la Culture affiche sa volonté de classer beaucoup plus à l’avenir, ce poste budgétaire risquera d’exploser dans les années à venir. (Il a été multiplié par quatre depuis 2010.) Une énième redistribution vers la nation des propriétaires, faisant fi de toute « sélectivité sociale ». (Face au Land, le directeur du SSMN, Patrick Sanavia, explique que 514 promesses de financement seraient actuellement engagées pour un montant d’environ seize millions d’euros.)

Classés par la Ville sur recommandation du SSMN, quatre maisons construites au début du XXe siècle par l’Arbed à proximité de son usine de Dommeldange, n’ont pas trouvé la faveur des juges. En regardant les photos de ces maisons ouvrières, ils voyaient « a priori des façades sans particularités, dépourvues d’authenticité, comportant de nombreux éléments en plastique […] et pour partie en état de fort délabrement ». L’annulation du classement en septembre 2020, a donné le feu vert aux bulldozers et à un projet de spéculation immobilière. Mais il serait trop facile d’en conclure à un préjugé social de la part de juges privilégiant les villas bourgeoises des beaux quartiers aux maisons ouvrières des faubourgs. Ainsi, en novembre 2017, le tribunal avait choqué les Bildungsbürger en annulant la protection que l’État et la commune avaient conférée à la « Villa Marx », située à l’angle de l’avenue du Dix Septembre et du boulevard Pierre Dupong à Merl-Belair.

Dès janvier 2015, la majorité pour protéger la maison avait été ténue au conseil communal. Plusieurs élus DP s’étaient écartés de la ligne fixée par la maire, Lydie Polfer : Michel Rodenbourg qualifia la villa de « moche », Vronny Krieps estima qu’elle « ne représente rien de spécial » et Claude Radoux craignit « un impact important en matière de propriété privée ». Les propriétaires ne voyaient qu’« un élément perturbateur dans une zone d’urbanisation harmonieuse » dans cette maison de maître datant de 1925. L’utilisation des différents matériaux serait « hybride » et « non réfléchie », l’intérieur « sans stucs, sans peintures aux plafonds, sans lambris de qualité ». En réalité, ils étaient sur le point de conclure un deal de vente avec un investisseur et comptaient maximiser leur plus-value en assurant un droit de démolition.

Confiant de voir la décision retournée en deuxième instance, l’État alla devant la Cour administrative. Les experts du SSMN s’épuisèrent à vanter le style régionaliste (« Heimatstil ») de cette « Vor-
ortvilla », conçue à une époque où la ville comptait se présenter comme « une succession de tableaux pittoresques ». Ils louèrent la toiture « impressionnante » pointèrent l’auvent « aux formes organiques d’Art Nouveau tardif » et évoquèrent le « souci du terroir » qu’exprimerait le choix des matériaux. Les juges n’étaient pourtant pas convaincus. Certes, la maison aurait « un certain cachet général indéniable… en tout cas sous certains angles », mais on ne verrait pas « en quoi elle relèverait d’une forme élaborée d’un style particulier ». À leurs oreilles, les exposés du SSMN sonnaient « théoriques et abstraits, d’une généralité telle que leur consécration justifierait le classement d’innombrables bâtisses construites à la même époque ».

Ce jugement, que personne n’avait vu venir, avait atterré les fonctionnaires et élus. Face aux conseillers communaux, Lydie Polfer le cite comme cautionary tale, afin de leur enseigner les complexités de la politique locale. En matière de protection du patrimoine, le tribunal et la cour sont réputés imprévisibles. En absence d’une jurisprudence stable et uniforme, l’appréciation des juges joue pour beaucoup et chaque arrêt est attendu avec fébrilité. Depuis 2018, le SSMN a été confronté à trente recours en annulation devant le tribunal administratif : Il en a gagné dix et en a perdu dix. Pour le dernier tiers, l’administration attend encore le verdict.

Sur les 68 affaires liées au PAG qui ont été plaidés, la Ville de Luxembourg a remporté 56 en première instance. Le second round est lancé : 44 appels, dont neuf interjetés par la commune. Parmi ceux-ci, ce sera le dossier de la rue d’Eich qui s’avérera crucial. Il dépassera de loin le sort des quatre maisons longeant l’artère congestionnée qui relie la Ville-Haute à Beggen. C’est qu’en première instance, les juges avaient buté sur une question d’apparence technique mais qui pourrait déterminer l’avenir de la protection du patrimoine dans la capitale. Il se trouve que les services communaux avaient omis de correctement relier les « PAP Quartiers existants », par lesquels des centaines d’immeubles sont classés, à la partie écrite PAG. Un oubli qui, aux yeux du tribunal administratif, suffisait à lui seul à annuler le classement des immeubles de la rue d’Eich.

Au conseil communal, cette décision du 21 septembre provoqua la stupeur. « C’est une catastrophe », s’exclamait l’élu Tom Krieps (LSAP) en novembre : « Les secteurs protégés risqueront d’être volatilisés ! Non seulement celui d’Eich, mais tous les secteurs protégés sur le territoire de la Ville… » Guy Foetz (Déi Lénk) abondait : « Cet arrêt remet fondamentalement en question la politique de protection menée par ce conseil échevinal et par celui qui l’a précédé ». Le classement de milliers d’immeubles pourrait être « profondément impactés » par la décision de la Cour, concédait Lydie Polfer. Et de promettre de « tout faire pour argumenter correctement notre point de vue en appel ». Elle se montrait philosophe : « Ils se font conseiller par des juristes – la plupart du temps de bons juristes –, et celui qui cherche trouve ».

Tant du côté des défenseurs des propriétaires que des défenseurs du patrimoine, on estime que les juges abandonneraient peu à peu leur position restrictive et se montreraient plus compréhensifs vis-à-vis des autorités communales et étatiques. Même le Conseil d’État, qui a érigé la propriété en fétiche, semble plus accommodant sur la question. On aurait pu s’attendre à ce que le projet de loi sur la protection du patrimoine rencontre un feu nourri d’oppositions formelles. Mais les Sages donnèrent leur accord à une procédure qui, en un acte administratif, classera des dizaines d’immeubles, commune par commune. Que le projet de loi soit sorti quasi-indemne de la haute corporation est plutôt spectaculaire, et fournit un indicateur que l’ancienne cause (perdue) des milieux alternatifs a définitivement intégré le mainstream politique.

Bernard Thomas
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