Les juges étudient les soupçons d’abus de biens sociaux liés à l’acquisition de 18 millions d’euros de produits de luxe, dont plus de 800 montres, par des sociétés de Flavio Becca

L’heure des comptes

d'Lëtzebuerger Land vom 15.01.2021

Malin Mardi 12 janvier. 8 heures 30. Flavio Becca, 58 ans, précède les photographes et s’assoit sur un banc en bois au fond de la salle d’audience mise à disposition pour le très attendu procès. Le truculent entrepreneur de l’immobilier, du sport et de la restauration est poursuivi pour abus de biens sociaux et blanchiment-détention. On parle de huit centaines de montres de luxe achetées via ses sociétés pour un montant total de 18 millions d’euros. Face à l’afflux de journalistes et d’observateurs, la Cour déménage l’audience et les parties vers la grande salle voisine au premier étage. Le clan Becca, une poignée de collaborateurs proches, entoure l’entrepreneur comme des équipiers protègent leur leader dans une course cycliste, une passion du prévenu. Un proche l’invite à garder son calme. Les colères de Flavio Becca sont légendaires. Mais l’homme, d’usage peu coquet, a enfilé son costume et ronge son frein pour mieux régler ses comptes avec la justice. Selon l’ordonnance de renvoi du procureur, les peines d’emprisonnement associées aux chefs d’accusation, s’échelonnent d’une à cinq années. L’amende peut atteindre 1,25 million d’euros. 

Voilà une décennie que l’instruction a été ouverte à la suite d’une dénonciation de l’Administration des contributions directes pour des dépenses non-assimilables à des frais de société, notamment l’acquisition de montres de luxe. Publicité en a été faite en 2011 en marge de la polémique Livange-Wickrange. Une éventuelle collusion entre Flavio Becca et la sphère politique a été imaginée, si bien que le chef de corruption figure encore au bas de la feuille d’audience. Mais la suspicion a été écartée au cours des débats à la chambre du conseil. Flavio Becca paraît à la barre pour avoir, en sa qualité de dirigeant de sociétés, fait usage de 18 d’entre-elles, contrairement à leurs intérêts, pour acquérir à des fins personnelles des biens de luxe. À l’audience, leur nature pose d’emblée question avec le recours incident, par la défense, au moyen de libellé obscur. L’avocate Julie Wieclawski (cabinet Kronshagen) souligne que la saisine du tribunal « se limite aux seules acquisitions de montres ». Or, selon la jeune avocate, le tableau intégré au réquisitoire recense des dépenses dont on ne sait pas, dit-elle, si elles sont bien en relation avec des montres. Et Julie Wieclawski de citer parmi les 61 fournisseurs (selon nos calculs) les marques Chanel, Fendi, Gucci ou Dolce & Gabbana. « Il n’est pas clair s’il s’agit de montres ou d’achats de bottes en cuir pour Madame Becca. Cette imprécision serait susceptible de nuire aux droits de la défense », prétend l’avocate. Le substitut du procureur, Guy Breistroff, qui a des années durant constitué et potassé les dizaines de classeurs liés à cette instruction, balaie d’un revers de main : « On peut partir du principe que l’objet d’une société immobilière n’est pas d’acheter des bijoux à madame. » 

Ver dans la pomme Autre « incident » à la procédure, la société civile Ikodomos, actionnaire d’Olos Fund, se constitue partie civile. Le fonds d’investissement spécialisé dans lequel logent notamment les actifs du Ban de Gasperich, d’une valeur cumulée de plusieurs centaines de millions d’euros, a, pendant les années d’instruction, absorbé une partie des sociétés utilisées pour l’achat de montres. Entretemps également, Eric Lux, l’entrepreneur derrière Ikodomos qui a versé des terrains et des liquidités pour créer Olos avec Flavio Becca en 2009, est devenu son principal opposant. Eric Lux et Flavio Becca se disputent la répartition des actifs du fonds. Le litige qui alimente d’habitude le tribunal commercial s’invite au pénal. « La partie civile a un intérêt moral à soutenir l’action publique dans une affaire dans laquelle elle a été lésée », avance l’ancien bâtonnier Rosario Grasso qui représente Ikodomos (par intermittence dans la salle du fait d’autres dossiers sur le feu). Deux représentants de la « famille Lux » observent en permanence les débats du fond de la salle. Entre vingt et trente procédures judiciaires opposent les actionnaires d’Olos Fund, remarque-t-on lors des débats.

C’est alors qu’intervient Hervé Temime. Le célèbre pénaliste des affaires parisien recruté par Flavio Becca relève ‒ certainement pas pour la dernière fois – « l’extrême confusion » de l’instruction. Celui qu’on désigne en France comme « l’avocat des puissants » et qui a un goût prononcé pour les chiffres (il a étudié la comptabilité à côté du droit) veillera, dit-il, à démontrer « que les tableaux excèdent largement les raisons pour lesquelles le tribunal a été saisi ». Pour commencer toutefois, il montre patte blanche. « Merci d’accepter un étranger », glisse-t-il en gage d’humilité pour effacer tout soupçon de supériorité du grand avocat français… sa seule présence sur la cité judiciaire lève un souffle d’admiration et de curiosité. Hervé Temime se réfère d’ailleurs au droit français ou belge, dont le droit local s’inspire, pour contester la constitution de partie civile de l’actionnaire victime de l’abus de bien social. L’avocat, bien informé des tensions entre son mandant et Eric Lux, voit la demande comme une volonté de « perturber la sérénité des débats », la partie civile pouvant poser des questions au prévenu. « Ce n’est pas l’habitude de mon cabinet », rétorque Rosario Grasso qui précise qu’en droit luxembourgeois la constitution de partie civile de l’actionnaire est recevable.

Big bijoux La même matinée, Flavio Becca se présente à la barre, aussi flegmatique qu’il peut l’être. « Avez-vous bien compris ce qui vous est reproché ? », demande le président Marc Thill. « On va dire que oui », répond l’entrepreneur, souvent décrié, mais pour la première fois accusé. Le magnat de l’immobilier souligne très vite que 300 montres achetées, sur les 842, ne lui sont pas destinées, mais appartiennent à l’actif de la holding familiale, Promobe, en tant qu’investissements. Les autres sont remboursées ou destinées à l’être par les associés, Flavio et Aldo Becca, père de l’entrepreneur. Les montres ont été acquises par le truchement des boîtes familiales, dit-il, pour bénéficier de remises liées au volume acheté, mais aussi pour bénéficier de la TVA luxembourgeoise, la plus basse d’Europe. Selon le réquisitoire de renvoi devant le tribunal, les sociétés de Flavio Becca ont acheté 842 montres entre 2004 et 2011 auprès de 61 fournisseurs, dont la très grande majorité à l’étranger. Le tableau joint recense 18 millions d’euros de transferts bancaires, parfois des montants colossaux dépensés le même jour. Outre les 217 000 euros puis 265 000 et encore 382 000 dépensés chez Arije à Paris en moins d’un an (2008-2009), figurent des virements spectaculaires de 350 000 et deux fois 850 000 euros, soit deux millions d’euros virés le même jour, le 31 décembre 2008 depuis le compte Dexia de Promobe Finance sur celui de l’enseigne Floris Coroneo en Sardaigne. Le réquisitoire cible ainsi l’acquisition de quelque 127 IWC, 94 Chopard, 94 Rolex, 68 Hublot, 60 Jager Le Coultre, 46 Audemars Piguet ou encore 33 Patek Philippe, etc., etc. Les enquêteurs n’identifient pas sept breloques.

L’un d’entre eux, Jean-Paul Bohler, policier aujourd’hui à la retraite, raconte la première perquisition chez Flavio Becca en septembre 2011. Saisie depuis décembre 2010, la police avait monté son dossier et pouvait intervenir avant l’été, raconte Jean-Paul Bohler, mais les enquêteurs ont préféré attendre que le Tour de France s’achève. Flavio Becca venait de créer l’équipe Léopard-Trek avec dans ses rangs Andy et Frank Schleck, les deux joyaux du cyclisme national. Les protagonistes avaient posé en compagnie du Premier ministre Jean-Claude Juncker (CSV), affublé d’un tricot de l’équipe sur son costume cravate. « C’était la grande époque des frères Schleck. Nous ne voulions pas nuire au sport luxembourgeois », confesse le policier devant le tribunal. En cette fin d’été 2011, les policiers découvrent dans la chambre forte de Flavio Becca plus de 600 montres disposées dans des tiroirs. Les emballages et les certificats jonchent le sol dans un certain désordre. Pendant des mois, la police tente de réconcilier les objets, aux factures, aux certificats et aux virements. Vu le nombre élevé de fournisseurs, 74 selon le témoignage, les enquêteurs se contentent d’enquêter sur les relations avec les dix principaux. Les commissions rogatoires partent, mais les enquêteurs se confrontent vite à un surprenant mystère. À Knokke, « aucune idée » de ce qu’il y a derrière la facture. Chez Arije à Paris, seule la mention « marchandises enlevées » figure. Tant bien que mal, la police identifie 842 montres de luxe. 200 manquent. « Elles ont été offertes dans la famille », explique Flavio Becca aux policiers. Jean-Paul Bohler qualifie le travail de « petite mer à boire ». Mardi, Hervé Temime saisit l’opportunité. « Vous êtes-vous posé la question de faire mener une expertise ? Est-ce que le magistrat s’est inquiété de la valeur que pouvaient avoir ces montres ? »

Aal Schoul Le lendemain, mercredi, un deuxième enquêteur témoigne. Le policier Kenkel parle de 879 montres. Davantage branché chiffres que son ancien collègue, il retrace la comptabilité des sociétés de Flavio Becca et de l’enregistrement des dépenses pour les montres. La plupart des sociétés enregistrent les dépenses sur les comptes-courant associés de Flavio et Aldo Becca et font remonter à la structure de financement à Hong Kong. Celle-ci a été créée en décembre 2010 quasiment en même temps que le début de l’enquête, à cause, dit Flavio Becca, de la disparition de la Holding 29 luxembourgeoise. Demeure ici la société de patrimoine familial qui s’endette et rembourse avec intérêts la structure hong-kongaise. Mais le fait-elle dûment ? Les policiers ne peuvent l’affirmer. L’avocat parisien insiste à nouveau sur les défaillances de l’enquête judiciaire et l’impossibilité de réconcilier les montres à des factures précises. « Pas facile pour quelqu’un qui n’est pas expert », avait lâché l’enquêteur Kenkel quelques minutes plus tôt dans un aveu d’impuissance. Rebelote. Le limier saisit la perche. « Avez vous réfléchi à la question de soumettre les montres à une expertise ? », demande Hervé Temime. « Non », répond le policier. Pas d’évaluation des montres saisies, pas d’étude des ratios d’endettement des entreprises qui ont acquis les produits de luxe, non plus… Avant de plaider, la défense infuse l’idée selon laquelle les enquêteurs et le juge d’instruction n’ont pas bien défini l’objet du supposé délit. 

Ce jeudi, à la barre, Flavio Becca entretient le mystère. Il répète qu’il préfère investir dans des montres plutôt que des tableaux (écho involontaire à un autre client de son avocat Dmitry Rybolovlev, qui poursuit le marchand d’art et promoteur du port franc luxembourgeois Yves Bouvier). Pour la partie montres comme investissements, il soutient qu’il détient une liste de montres, mais qu’on ne la lui a jamais demandée. Pour les montres destinées à être offertes, il ne se souvient pas de leurs destinataires. Interrogé par le juge Thill, Flavio Becca n’explique pas pourquoi il n’a pas pensé à créer une société ad hoc, pour acheter les montres. L’intéressé se dit un entrepreneur « de l’ancienne école ». Le juge se fait confirmer l’idée selon laquelle Flavio Becca considère l’argent de ses sociétés comme le sien. Rosario Grasso, représentant de la partie civile Ikodomos, conclut la (courte) matinée en réclamant un millier d’euros « symbolique » en réparation des dommages de réputation faits à l’actionnaire d’Olos qu’il représente (Ikodomos, détenue par la famille Lux) et dont la « confiance envers Flavio Becca a été affectée »… non sans rappeler à son confrère venu de l’Hexagone voisin que la jurisprudence luxembourgeoise et même française permet bien à un actionnaire de se constituer partie civile. La séance reprendra mardi avec la plaidoirie (très attendue) d’Hervé Temime, le réquisitoire du ministère public et une éventuelle réplique.

Pierre Sorlut
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