Unplugged Mardi matin, parties et badauds s’attroupent au premier étage du tribunal d’arrondissement de la capitale. Un tumulte naît à la confluence des affaires dans l’attente de l’ouverture des salles. Le dossier des 800 montres de luxe achetées pour 18 millions d’euros par Flavio Becca via ses sociétés occupe le haut de l’affiche. Comme la semaine passée lors des trois premiers jours de procès, le clan fait corps autour du prévenu. L’entrepreneur de l’immobilier, du sport et de l’alimentaire est poursuivi pour abus de biens sociaux et blanchiment-détention. Il risque une à cinq années de prison et 1,25 million d’euros d’amende. Mais dans la salle des pas perdus ce mardi, l’avocat de la défense Hervé Temime concentre l’attention. Le caïd du pénal des affaires en France doit plaider. Alors qu’il ne livre encore que des banalités lues dans la presse, l’auditoire lui est déjà tout acquis… notamment les journalistes qui espèrent glaner un secret-défense. Chargé de son sac à dos en cuir beige usé, le substitut du procureur Guy Breistroff fend l’attroupement et sonne la fin de la récré. L’audience va commencer.
La plaidoirie liminaire d’Arsène Kronshagen, avocat local de Flavio Becca, sonne comme une première partie de concert. La prestation est vite interrompue par le président Marc Thill, perdu dans la note versée et lue par l’avocat. Les réglages sont opérés. « Très bien on a retrouvé la bonne page », se félicite le juge. « Je continue avec le grand A, quant à l’infraction clandestine », poursuit le pourtant expérimenté Arsène Kronshagen. L’avocat de la défense explique que les montres de luxe achetées entre 2004 et 2011 via 18 sociétés du groupe Becca l’ont été des plus officiellement. Les 500 d’entre elles destinées à l’usage personnel étaient inscrites aux comptes-courants associé (pour neuf millions d’euros). Débiteurs, lesdits comptes devaient être renfloués, avec intérêt, par le dirigeant Flavio Becca au niveau de sa structure de financement hong-kongaise. Les 319 montres, « les plus précieuses », achetées au titre d’investissement pour la SPF Promobe Finances étaient inscrites à l’actif (pour onze millions d’euros), si bien que rien, insiste la défense, n’a été dissimulé. La dissimulation caractérise partiellement le délit, ici l’abus de biens sociaux. Les sociétés étaient auditées régulièrement sans jamais trouver à redire. L’expert Paul Laplume a passé en revue les comptes durant l’instruction. Pas davantage d’état d’âme, souligne la défense. « Les faits visés ne présentent aucune clandestinité », a martelé Arsène Kronshagen avant de conclure sur la prescription de l’affaire. La défense reproche notamment aux fonctionnaires de l’Administation des contributions directes d’avoir procédé au signalement tardivement… et opportunément, à la faveur du scandale Livange-Wickrange et des soupçons de corruption dans l’attribution du marché du stade national, soupçons levés depuis.
Bulldog Puis intervient Hervé Temime. Celui que l’on désigne en France comme « relaxator » (pendant à son ancien confrère Éric Dupont-Moretti surnommé « acquittator ») plaide sans surprise la relaxe, « faute d’infraction pénale à juger ». L’avocat des personnalités (il compte parmi ses clients Roman Polanski, Bernard Tapie ou Gérard Depardieu) détaille sa représentation de Flavio Becca « un homme probablement atypique », mais dont on ne peut que constater « une réussite exceptionnelle » dans les affaires, à la suite de son père Aldo. « Monsieur Becca est un homme d’affaires un peu à l’ancienne, avec des qualités rares qu’on ne rencontre plus souvent. Il prend tous les risques personnels pour favoriser la réussite de ses entreprises », raconte Hervé Temime dans un toujours très subtil aller-retour entre les arguments que son auditoire prendra pour argent comptant (l’entrepreneur atypique) et ceux qu’il doit lui faire acheter (l’entrepreneur innocent). « Pas question de le vouer aux gémonies, mais on doit constater sa réussite », glisse-t-il. Comme pressenti la semaine passée, mais cette fois dans un style résolument péremptoire, le pénaliste qualifie « d’extravagante » et « d’incompréhensible » l’enquête menée par les policiers. « Des lacunes manifestes, (…) pas de photos au soir de la perquisition de la chambre forte chez Flavio Becca, (…) pas de saisie des montres une par une, (…) pas d’inventaire, pas les boîtes, pas les papiers, pas d’expertise… » Hervé Temime regrette que la valeur des 600 montres saisies n’a pas été expertisée en 2010. Selon l’avocat féru de chiffres, on aurait maintenant constaté le bienfondé de l’investissement. Vingt, trente, quarante, 300 ou 400 pour cent, la valeur marchande des montres de luxe augmenterait avec les années… ce qui tendrait à l’absence de contrariété à l’intérêt social. Or, le tribunal statuera sur ce point constitutif de l’abus de bien social, avec celui de l’intention délictueuse. (Les deux autres critères caractérisant l’abus de biens sociaux - qualité de dirigeant et usage des crédits de la société - ne sont contestés par personne). Or, rappelle Me Temime dans le sillon de son confrère luxembourgeois, Flavio Becca n’aurait pas tenté de dissimuler les acquisitions de produits de luxe en les faisant respectivement inscrire dans les comptes courants associé ou à l’actif « valeurs mobilières » de la société de patrimoine familial. La bonne foi de l’entrepreneur serait prouvée par la récurrence des contrôles de l’administration fiscale, énumérés par la défense. Sur les 180 contrôles recensés, « jamais le fisc n’a considéré le recours aux comptes associé comme contraire à la loi », relève Me Temime (ni de versement de dividende caché, dira-t-il jeudi).
La discussion juridique porte sur la possibilité au Luxembourg, à l’inverse de bon nombre de juridictions étrangères, de recourir à des comptes courants débiteurs, c’est-à-dire la possibilité pour un dirigeant d’acheter via son entreprise à crédit, sous condition de rembourser l’emprunt avec intérêts. Hervé Temime signale en outre que les sociétés utilisées pour acquérir les objets de luxe n’ont jamais souffert de problèmes de solvabilité ou de liquidités (ce que l’instruction n’a pas cherché à savoir), facteurs qui auraient aggravé l’abus de biens sociaux le cas échéant. Quand bien même, « c’est presque une blague de considérer qu’on est dans l’abus de biens sociaux », juge Hervé Temime. L’avocat rappelle les cautions personnelles de Flavio Becca, plus de quarante millions d’euros, et son patrimoine personnel, évalué en 2009 à 400 millions d’euros, des assurances en cas de coup dur.
Real world example « Imaginez que votre voisin vous aborde dans la rue et vous demande 100 000 euros pour acheter une voiture à l’autofestival. Vous acceptez et le soir vous expliquez cela à votre épouse qui est furieuse. Pour la rassurer, vous lui répondez que la situation ne change pas. Qu’avant vous aviez 100 000 euros à la banque et que maintenant vous avez une créance de 100 000 euros sur votre voisin. En revanche, quand un jour vous souhaitez récupérer votre argent, le voisin vous dit : ‘allez à Hong Kong’ » Mercredi, le substitut du procureur d’État Guy Breistroff translate l’argumentaire de la défense dans le monde réel. C’est l’une des rares fois que le parquetier lève le nez de sa note. Celle-ci frôle les 90 pages. Académique et sans ambages, Guy Breistroff répond point par point aux sèches affirmations de ses contradicteurs. Le besogneux représentant du ministère public opère une sélection. Au moyen de libellé obscur soulevé par l’avocate de la défense Julie Wieclawski en première semaine, le parquetier oppose la réponse du prévenu au président Marc Thill selon laquelle Flavio Becca avait bien compris de quoi il était accusé. Au moyen du dépassement du délai raisonnable, Guy Breistroff confronte la complexité de l’affaire. Outre les externalités liées au Covid-19 ou le recours en cassation de la défense contre l’arrêt de la chambre du conseil renvoyant Flavio Becca en correctionnelle, le substitut du procureur relève la nature inhérente du délit : la volonté de dissimuler l’abus de bien social. Guy Breistroff énumère « les strates » qu’il a fallu briser pour mettre les « infractions occultes » à la lumière : Percer le mystère de comptes de sociétés détenues par une même famille, où des intérêts divergents de tiers auraient potentiellement conduit à signaler les errements. Ou encore dissiper le flou des factures de la grosse soixantaine de bijoutiers, lesquels ne mentionnaient pas le détail des marchandises enlevées. Guy Breistroff accuse le clan Becca d’avoir opéré à dessein. Le substitut cite la bijouterie Hestermann à Düsseldorf qui appliquait la consigne jusqu’à un contrôle fiscal en 2008-2009 à la suite duquel elle s’est pliée au souci du détail. « Après cette date, les acquisitions sur place se sont taries », relève Guy Breistroff. Pour les cas où les achats de montres levés par l’administration des contributions étaient comptabilisés dans frais de cadeaux, fiscalement déductibles si l’on en connait les destinataires, « là, c’est assez bizarre, les responsables de la comptabilité n’ont pas voulu donner de noms », commente le représentant du ministère public. Autre saillie, à l’adresse des banques cette fois : les déclarations de soupçon à la cellule de renseignement financier sur les transactions liées aux montres, « c’est assez cocasse », ont toutes été envoyées après l’annonce des perquisitions. Sauf CBP Quilvest, banque dont une part substantielle est détenue par Promobe, qui n’a rien envoyé, du tout relève le substitut.
Non sans admirer la réussite professionnelle de la famille Becca, qui n’avait initialement pas toutes les cartes en main, Guy Breistroff reproche au « patriarche » Flavio Becca de continuellement confondre les intérêts de ses sociétés avec les siens propres. Or, en droit, les deux divergent bien en l’espèce, assure le substitut du proc’ : « Tout acte qui n’entre pas dans son objet social est contraire à son intérêt », assène-t-il. L’abus de biens sociaux se constitue à partir du moment où « l’actif a connu un risque auquel il n’aurait pas dû être exposé ». Les montres, un investissement ? Peut-être, mais c’est un risque que n’auraient pas dû encourir les sociétés dédiées au commerce de prosciutto, la promotion immobilière, pas même la société de gestion de patrimoine familial. « Les critiques acerbes de la défense sur la solvabilité sont hors-sujet », clame Guy Breistroff. Compte tenu de la « gravité des faits », la hauteur du montant « hors du commun » et nonobstant l’absence de condamnation par ailleurs (« à l’exception d’un excès de vitesse »), le ministère public requiert une peine de 42 mois de prison (potentiellement avec sursis), 250 000 euros d’amende et la confiscation des montres saisies qui n’appartiennent pas à Promobe Finances SPF, soit 324 toquantes.
Dernier mot Ce jeudi, Hervé Temime s’offusque. L’avocat s’offusque du portrait de Flavio Becca dressé dans le réquisitoire du procureur, un portrait dans lequel l’entrepreneur « ne s’est pas reconnu du tout », notamment dans l’accusation de mauvaise foi. Hervé Temime s’offusque de « l’extrême sévérité » des peines requises. L’avocat parisien détaille à son tour, point par point, les désaccords, notamment en droit, qu’il a avec les éléments soulevés la veille. On comprend que son équipe n’a pas ménagé sa peine entre les deux audiences. « Je plaide plus fort l’absence de dissimulation », conclut-il, définitif, après avoir répété la diligence des comptables du groupe Becca à enregistrer dûment les achats de montres. À l’argument de l’exposition (« anormale », ajoute-t-il) au risque, Hervé Temime souligne que, vingt ans après, celui-ci ne s’est pas réalisé. Bien au contraire. Jamais personne, ni le fisc, ni les associés, ni les employés, n’auraient souffert d’un quelconque préjudice de l’achat de montres. L’avocat parisien signale en outre que la réussite de l’entreprise a été fondée sur la constante préoccupation de Flavio Becca pour « les intérêts de son groupe ». « S’il n’a pas remboursé (les dettes accumulées auprès de Promobe Finances Hong Kong, ndlr), c’est parce que Monsieur Becca a décidé de consacrer l’intégralité des ressources du groupe aux créanciers d’importance, notamment les banques, afin de pérenniser l’activité » de « l’un des principaux employeurs du pays ». « Nous ne sommes pas face à un abus de biens sociaux habituel », avait fait valoir Hervé Temime quelques minutes plus tôt. Une sentence ambiguë à laquelle les juges devront trouver la juste définition d’ici le 4 mars.