Le 7 mai 2002, Jean-Claude Juncker proposait « un deal » aux propriétaires luxembourgeois. Il voudrait « les inciter, leur suggérer, les animer » à investir dans l’immobilier locatif et à développer leurs terrains. Lors de sa déclaration sur l’état de la nation, le Premier ministre se disait « convaincu qu’une stratégie de la confiance est meilleure qu’une action punitive immédiate et radicale ». La carotte plutôt que le bâton. Parmi les bonbons distribués : le relèvement du taux d’amortissement accéléré de quatre à six pour cent et de cinq à sept ans pour sa période d’application.
La Chambre de commerce approuva : ces dispositions « devraient rendre plus attractif l’investissement immobilier […] par rapport à d’autres formes d’investissements, le plus souvent financiers ». (Le Conseil d’État n’y trouva rien à redire, sauf qu’il faudrait remplacer le signe « % » par « pour cent ».) « Entweder rëtscht dat hei […] oder et rëtscht net, an dann trieden aner Moossnamen a Kraaft », proclamait Jean-Claude Juncker, le jour du vote. Si les prix ne descendaient pas, on passerait dans le domaine « vun der sanctionnéirender Fiskalitéit ». Juncker fit un engagement solennel : « C’est quelque chose qui me lie personnellement, et je veux l’exprimer très clairement ». Parole de Premier ministre. Dix ans plus tard, Juncker choisit le registre de l’indignation patriotique et de la résignation : « Certains Luxembourgeois exploitent d’autres Luxembourgeois. […] Mir maachen eis selwer futti. » Demander des prix « exorbitants » pour des terrains, cela ne correspondrait pas au « Lëtzebuerger Grondwiesen ».
D’avis budgétaire en avis budgétaire, la Banque centrale du Luxembourg (BCL) répète invariablement le même message. Les mesures en faveur de la demande seraient « contreproductives » : « Ce n’est pas par des mesures sous forme notamment de subsides et de dépenses fiscales que la progression des prix peut être enrayée ; au contraire, de telles mesures en étant finalement répercutées sur les prix ne font que l’aggraver ». Ce passage se trouve tel quel dans les trois derniers avis budgétaires, un copier-coller qui semble indiquer que la BCL prêche dans le désert. En février, la Chambre des salariés (CSL) a pris le relais en publiant une note très fouillée. Elle y fustige certains incitants fiscaux réservés aux seuls investisseurs qui « stimulent systématiquement le comportement spéculatif ».
L’État ne se cantonne pas à fiscalement faciliter l’accès à la propriété aux jeunes ménages, il subventionne également l’investissement dans l’immobilier. Le gouvernement continue ainsi à inciter les épargnants à se ruer sur un marché immobilier engorgé. Comme si, avec des accroissements annuels de valeur qui dépassent désormais les dix pour cent, il fallait encore les convaincre d’y placer leurs économies. L’investissement immobilier ouvre les portes à une multitude d’abattements et de déductions : « de ganze Kamelle-Buttik », comme le désigne un acteur du marché. Cette voie royale vers l’optimisation fait apparaître le grand principe de la progressivité fiscale comme une chimère. Dans ses avis budgétaires, la BCL souligne régulièrement qu’en absence de données plus précises sur les bonifications, abattements et exemptions, une estimation des taux d’imposition effectifs serait en fait « impossible ».
Dans la course à l’immobilier, l’amortissement accéléré s’apparente à un dopage fiscal administré aux nantis par les autorités publiques. Le mécanisme est réservé aux investisseurs et permet, en un temps record, de fiscalement déduire une large part du prix d’acquisition d’un appartement, d’une maison ou d’une place de parking. Sur un million d’euros investis dans la construction, le multipropriétaire peut déduire 60 000 euros par an de ses impôts, et ceci six années d’affilée. (Après cette période, le taux tombe à deux pour cent.) Combiné à la déductibilité non-plafonnée des taux débiteurs, ce mécanisme permet de défiscaliser entièrement les loyers. Par un pur jeu d’écriture comptable, les revenus locatifs se transforment ainsi en revenus négatifs, des « pertes » qui peuvent à leur tour contribuer à réduire la base imposable d’autres revenus.
À la page 161 de son rapport budgétaire, le député François Benoy (Déi Gréng) remet en question la légitimité de l’amortissement accéléré, « un régime devenu superflu et [qui] risque même de contribuer à la hausse des prix ». Pierre Gramegna fait face au dilemme qui bloque l’action politique depuis des décennies. Les largesses fiscales sont illico absorbées par les propriétaires, tandis que les restrictions finissent par être répercutées sur les locataires, souvent déjà asphyxiés. À la tribune de la Chambre des députés, le ministre des Finances déclarait la semaine dernière que l’amortissement accéléré « était quelque chose comme une vache sacrée à laquelle on ne devait pas, à laquelle on ne pouvait pas toucher ». Le gouvernement aura finalement été très précautionneux. À partir de 2021, le taux sera abaissé de six à cinq pour cent (quatre pour cent, si le capital investi dépasse le million d’euros), et la période d’application raccourcie d’une année.
Le principal effet de ce micro-ajustement sera de raccourcir les cycles achat-vente. Les multipropriétaires seront incités à céder leur bien au bout de cinq ans pour investir dans un autre asset nouvellement construit, qu’ils vendront de nouveau au bout de cinq ans, et ainsi de suite. Le carrousel immobilier tournera donc plus vite. À condition que l’intervalle entre acquisition et cession ne dépasse pas les deux ans, les plus-values ne sont pas taxées comme « bénéfices de spéculation » (42 pour cent) mais au demi-taux global, soit 21 pour cent. Pour optimiser leurs impôts, les grandes fortunes ont donc intérêt à s’emparer immédiatement de plusieurs appartements dans de nouveaux projets résidentiels, pour les louer pendant cinq ans, puis de les revendre avec une juteuse plus-value. Les machines actuellement construites au Ban de Gasperich s’y prêtent à merveille : Rien que dans la première moitié de 2019, 177 appartements y ont été achetés en tant qu’investissement.
Selon plusieurs sources concordantes, le ministre des Finances avait initialement prévu d’aller plus loin et d’abolir le régime de l’amortissement accéléré, avant de se heurter à la résistance de son propre parti. (Pierre Gramegna a répondu par un « no comment » aux questions du Land.) En principe, l’idée de taxer d’avantage l’immobilier devrait paraître sympathique aux libéraux. Milton Friedman considérait ainsi l’impôt foncier comme « the least bad tax ». Dans sa note de février, la CSL s’emploie à faire la distinction entre « rent seeking » et « wealth creation », entre investissements « improductifs » et « productifs » : « Dans le cas du rent seeking, les investisseurs ne sont pas intéressés à créer de la richesse ou à augmenter la productivité. » Mais cet exposé théorique aura du mal à convaincre les chefs du DP, dont les positions ont finalement très peu à voir avec l’idéologie libérale et beaucoup avec la défense des intérêts immédiats d’une partie de leur électorat. (En Italie, on parlerait de « blocco edilizio », un terme qui désigne les liens clientélistes unissant la politique et les grands propriétaires.) Le DP plaidait ainsi dès 1990 pour une « fiscalité positive » en matière d’immobilier en revendiquant des « mesures de dégrèvement fiscal […] comportant d’une part des possibilités d’amortissement accéléré et d’autre part des exemptions de l’imposition sur les revenus touchés ».
Auprès des coalitionnaires socialistes et verts, Pierre Gramegna est considéré comme un représentant relativement atypique du DP. On le dit plus ouvert d’esprit et moins enclin à suivre les chants des sirènes des grands propriétaires et des milieux d’affaires, un monde que l’ancien directeur de la Chambre de commerce connaît de l’intérieur. Gramegna a ainsi colmaté quelques brèches fiscales, dont l’existence n’était jusque-là connue que par les initiés. Dès juin 2014, il supprime la « neutralisation de la plus-value », un acte politique qui n’est pas passé inaperçu auprès des intéressés. Introduit en 1992, ce mécanisme permettait d’exonérer une plus-value immobilière en cas de réinvestissement du produit de vente dans un autre immeuble situé au Luxembourg. Quelques mois plus tard, il exclut du taux de TVA super-réduit les logements mis à disposition à de tiers. En 2020, Gramegna introduit une imposition forfaitaire sur les fonds d’investissement spécialisés, réduit le taux de l’amortissement accéléré et abolit les avantages fiscaux liés aux « share deals ».
Enfin, après des longues tergiversations, le Comité du risque systémique s’est enhardi cet automne à serrer la vis des crédits bancaires accordés aux investisseurs, en exigeant vingt pour cent de fonds propres. Un moyen supplémentaire pour « contrecarrer la spéculation immobilière », écrivait l’autorité macro-prudentielle. À petits pas, le ministère des Finances tente donc de se distancier des avantages jadis accordés aux rentiers immobiliers. Cela ressemble à la procession dansante d’Echternach. Car dans son budget 2021, le gouvernement réintroduit par la petite porte un avantage fiscal réservé aux investisseurs en le rhabillant en vert. Les multipropriétaires qui font une rénovation énergétique de leur parc locatif peuvent annuellement amortir six pour cent des dépenses ainsi engagées, et ceci durant dix ans.
Le Luxembourg arrivera-t-il inexorablement à une situation où une majorité de résidents louera auprès d’une minorité nantie de multipropriétaires ? Pour l’instant, le taux de propriétaires se maintient à environ 70 pour cent de la population. Mais le marché reste opaque. Ce n’est que pour les transactions de nouveaux appartements que le Statec arrive à distinguer entre propriétaires-occupants et investisseurs. Le rapport entre les deux est actuellement de 62-38 pour cent, c’est-à-dire que presque deux tiers des appartements sont achetés pour besoins propres. Il y aurait de légères fluctuations d’une année à l’autre, explique-t-on à l’institut de statistique, mais « sans tendance claire ».
Les pétro-monarques émiratis, dentistes belges et oligarques russes ont découvert le marché résidentiel luxembourgeois. Les Big Four en font la promotion à l’international dans leurs brochures : PWC prédit ainsi que « des fonds de pension et autres acteurs institutionnels montreront plus d’intérêt à opérer sur le marché et des high-net-worth individuals continueront à venir au Luxembourg ». Mais le récit, privilégié par la gauche, d’une invasion des capitaux étrangers semble trop commode. Car la crise du logement est faite-maison, et c’est la bourgeoisie et la classe moyenne autochtones qui en sont le moteur et en ont profité. La tendance luxembourgeoise rappelle celle que décrit le think tank britannique New Economics Foundation dans Rethinking the economics of land and housing (2017) : « Today the beneficiaries of the rentier economy are not a handful of landed aristocrats, but a huge number of ordinary homeowners, including a smaller but growing subset who have used the wealth in their homes to acquire multiple properties to let out to those excluded from ownership. Nonetheless, their role in the economy is directly analogous to the landowners of the eighteenth and nineteenth centuries. »
En 1895, la Chambre vota une loi pour favoriser l’accès à la propriété via des crédits immobiliers bon marché. L’exposé des motifs détaillait tout un programme idéologique. Il faudrait œuvrer « à solidariser l’esprit de famille, à préserver l’autorité du père, à renforcer le respect envers la mère, à propager le goût de l’ordre, à inspirer l’amour de l’économie, à imprégner le sentiment de la propriété, à repousser les idées subversives et à maintenir la paix sociale. » La nation des propriétaires est donc un projet séculaire de pacification sociale, et il est très généreusement subventionné par l’État. Le Luxembourg en paie le prix sous forme de surendettement des ménages et de vulnérabilité des banques. Mais fixer des limites dures au rêve luxembourgeois de devenir un jour propriétaire reste politiquement impensable. Malgré la pression montante de Bruxelles et de Francfort, le Comité du risque systémique se garde bien d’y toucher : aux propriétaires-occupants, les banques pourront ainsi continuer à prêter cent pour cent de la valeur du bien.
Pour 2021, le budget prévoit 784 millions d’euros en dépenses fiscales destinées au logement, une hausse annuelle de quatorze pour cent. Le véritable montant est probablement encore plus élevé. Car dans le détail, l’image se brouille. Concernant le déchet fiscal provoqué tous les ans par l’amortissement accéléré, le ministère des Finances ne peut qu’avancer « une estimation approximative » et évoque « un ordre de grandeur de cinquante millions d’euros ». On n’en sait pas plus sur le coût budgétaire que représente la déductibilité des intérêts débiteurs qui, contrairement aux propriétaires-occupants, ne sont pas plafonnés pour les investisseurs.
Dans son dernier avis budgétaire, la BCL rappelle que les dépenses fiscales ne se résument pas à une technicité comptable, mais sont « un outil des politiques économiques et sociales ». Dans la pratique, elles permettent de camoufler de gigantesques transferts d’argent public aux propriétaires et aux investisseurs. Ce n’est qu’en 2015 que ce voile de pudeur a commencé à être levé. Suite aux ordres de Bruxelles, le ministère des Finances commence alors à publier une liste. Elle englobe désormais 19 dépenses fiscales, et est toujours loin d’être exhaustive.
Dans son rapport budgétaire, François Benoy souligne qu’après leur introduction, les dépenses fiscales « ne sont souvent plus beaucoup thématisées dans le débat autour de la fiscalité ». Leur « utilité » et « efficacité » par rapport à leur coût ne sont pas systématiquement évaluées, regrette-t-il. Quand il s’agit de transferts sociaux, les éditorialistes pressés se plaisent à dénoncer une « politique de l’arrosoir ». Mais quand il s’agit de dépenses fiscales en faveur de l’immobilier, l’efficacité et la sélectivité ne font plus débat. La priorité politique n’était pas de renflouer le budget du ministère du Logement, d’accroître le parc locatif de logements sociaux ou d’augmenter les aides financières destinées aux locataires, dont un tiers dépense désormais plus de quarante pour cent de son revenu pour se loger. Les ministres des Finances successifs ont préféré se rappeler au bon souvenir des électeurs en leur distribuant des bonbons fiscaux. Pour rappel : seulement quatorze pour cent des Luxembourgeois sont locataires, contre cinquante pour cent des étrangers. Honni soit qui mal y pense..