1/Famille X (Kirchberg) Le 17 juillet 2020, un septuagénaire et sa sœur octogénaire ont vendu quatre hectares de « terres labourables » au Kirchberg pour un montant de 180 millions d’euros. L’acte de vente précise le montant en toutes lettres : cent quatre-vingt millions d’euros. On y apprend aussi que ces terres avaient été acquises en nue-propriété par un grand-oncle, « jardinier » de son état, en 1925. Un siècle plus tard, deux descendants d’un maraîcher du Kirchberg touchent le gros lot. Une histoire luxembourgeoise. Fortuitement, une fortune énorme se crée, une nouvelle dynastie de rentiers naît. « D’Promoteure hunn ons d’Bud agerannt », dit le fils d’un des deux vendeurs, contacté par le Land. Il explique que sa famille aurait décidé de céder le terrain après s’être rendue à l’évidence qu’une personne privée n’arrivera pas à développer un si grand terrain : « Il fallait en sortir, ce n’est pas notre métier. Alors que fait-on ? On tente d’en retirer le plus possible. On n’a pas vraiment poussé… Et ass eigentlech vu selwe gaangen... » Et de relater que parmi les promoteurs intéressés, « il y a eu énormément de Belges ».
Finalement, ce sont les promoteurs Nico Arend et Carlo Fischbach qui ont remporté la surenchère. Ils se sont associés pour l’occasion à la Compagnie financière La Luxembourgeoise, qui finance une large partie de l’affaire. Ce n’est pas la première fois que cette holding, qui détient Lalux et est dirigée par les cousins Pit Hentgen et François Pauly, apparaît dans un deal de ce côté du Kirchberg : en 2017, elle avait racheté une des tours de RTL-City aux frères Giorgetti pour un prix estimé à 120 millions d’euros. Les montants de ces transactions privées tournent en ridicule les efforts publics : Le « Fonds spécial de soutien au développement du logement », lancé par le ministre Henri Kox (Déi Gréng), a déboursé cette année 81,5 millions d’euros pour acquérir des terrains ; 136,5 sont prévus en 2021.
Le deal à 180 millions d’euros concerne quatre parcelles au Laangfur. Vu les sommes dépensées sur le marché privé pour y acquérir des « terres labourables », les prix des appartements qui vont un jour être construits dans cette partie supérieure du Kirchberg seront probablement peu abordables. C’est un des seuls coins du plateau à ne pas avoir été exproprié en 1961 par le Fonds Kirchberg, et la spéculation y atteint désormais son paroxysme. Le Laangfur, dont la taille est comparable à celle du centre-ville historique de Luxembourg, se divise entre seize groupes de propriétaires, quasiment tous privés. (Dernier arrivé, Arend & Fischbach détient à peu près 17 pour cent de l’ensemble du site.) Dès 2013, les promoteurs jettent leur dévolu sur des parcelles : Immobel, CDLC, Luxbauhaus, Farolux... Au plus tard depuis que l’État affiche sa volonté politique de construire des infrastructures scolaires et des milliers de logements au Kuebebierg, le terrain situé juste à côté, tous avaient compris que les procédures administratives pour le Laangfur allaient considérablement s’accélérer. Car pour relier le Kuebebierg (qui appartient au Fonds Kirchberg) au reste du plateau, il faut obligatoirement passer par le Laangfur. Le tram devrait y circuler d’ici huit ans. D’où l’engouement des investisseurs pour les dernières parcelles disponibles.
Windfall gains Au début du XIXe siècle, l’économiste libéral David Ricardo avait été l’un des premiers à relever que la rente immobilière était déterminée par l’investissement et l’activité collectifs plutôt qu’individuels. Le terrain, en lui-même, ne change pas. Ce qui change et ce qui accroît la valeur d’une propriété foncière, c’est ce qui l’entoure. D’un point de vue économique, les propriétaires immobiliers le long du tracé du tram apparaissent comme des passagers clandestins, « Trittbrettfahrer » en allemand. Le changement de statut économique du Kirchberg a été rendu possible par la construction du Pont Rouge en 1962, qui préparait l’installation des institutions européennes à partir de 1966, suivies des banques dans les années 1990, puis des grands bureaux d’avocats et d’audit dans les années 2010. Le tram, la gare périphérique et le funiculaire n’ont fait que renforcer cet attrait. Dans Capital City (Verso Books, 2019), l’urbaniste Samuel Stein note : « Public improvements become private investment opportunities as those who own the land reap the benefits of beautiful urban design and improved infrastructure. »
Soucieux de pérenniser son magnum opus politique, le ministre de la Mobilité et des Travaux publics, François Bausch (Déi Gréng), annonce d’ores et déjà qu’il déposera les lois de financement pour les extensions du tram avant les prochaines élections de 2023. Ces chantiers devraient être terminés vers 2028, selon la prévision « réaliste » de Bausch. Tout au long de ces quatre nouveaux tracés (vers le Kirchberg, Strassen, Esch et Hollerich), le marché immobilier est entré en ébullition. « Quand nous construisons une infrastructure publique comme le tram, c’est évident que cela valorise énormément des projets privés. Et personnellement, je ne trouve pas cela normal », regrette Bausch. Comme de nombreux Verts luxembourgeois, il aime se référer à la Suisse : « Malheureusement nous n’avons pas une législation comme les Suisses, dit-il. Quand l’État y construit une infrastructure, les propriétaires privés dont les terrains sont revalorisés doivent en cofinancer une partie ou alors ils sont taxés. »
« Il faudrait qu’on en parle un jour », dit François Bausch à propos de la justice fiscale. « Cette discussion ne se réduit pas à une proposition provocatrice sur les droits de succession. Les plus-values immobilières doivent devenir un sujet au Luxembourg. » À la question s’il ne faudrait pas en discuter dès aujourd’hui, et ceci au sein de son propre gouvernement, le ministre vert botte en touche. Il évoque le « grand débat » annoncé à la Chambre, pronostique que ce sera « un grand sujet » de la campagne des législatives de 2023, puis finit par lâcher la phrase qui, au Luxembourg, clôt tous les débats : « Et steet net am Koalitiounsprogramm ». En attendant, le tracé du tram se précise et avec lui les plus-values des propriétaires immobiliers et fonciers.
2/Eaglestone (Gare-Hollerich) La société de promotion Eaglestone est un des nombreux acteurs belges à avoir découvert le Luxembourg, « pays de Cocagne pour les développeurs », comme le proclamait La libre Belgique il y a quelques mois. À analyser le portefeuille, exclusivement « premium », d’Eaglestone, on se rend compte que sur ses huit projets, cinq sont situés à proximité du tracé du tram. Baptisé « New Yorker », un de ces programmes résidentiels se trouve au Dernier Sol, entre une salle de shoot (Abrigado) et un foyer pour SDF (Centre Ulysse). Dans ses brochures de promotion, Eaglestone préfère euphémiser sur « un tissu urbain dynamique, culturel et cosmopolite » dans un quartier « qui prend de la valeur ». (Eaglestone n’a pas souhaité répondre à nos questions.)
Justement, l’arrivée prochaine du tram mettra la résidence, actuellement en construction, « à quelques pas » d’une ligne de tram reliant le Kirchberg au Ban de Gasperich. Cette forteresse de la gentrification (lire également page 9) a d’ailleurs déjà été vendue – en bloc avec un autre projet, rue de Hollerich – à un « investisseur belge ». Dans une interview parue en août 2019 dans Square Info, une newsletter de l’immobilier belge, le CEO du Groupe Eaglestone, Nicolas Orts, se targuait déjà d’avoir pu placer plusieurs immeubles au Luxembourg « dans l’intégralité auprès de quelques family offices ». Du temps du secret bancaire, le « dentiste belge » prenait le « train des coupons » ; aujourd’hui, le HNWI investit dans l’immobilier grand-ducal.
3/Adia (Place de l’Étoile) Au milieu des années 1990, l’État détenait 48 pour cent des terrains sur la Place de l’Étoile. Refusant à « jouer les promoteurs privés », il la laissa se dégrader en objet de spéculation. Un projet concret a enfin été présenté à la presse cet automne. Après des décennies de tours de carrousel judiciaires et financiers, c’est l’Abu Dhabi Investment Authority (Adia) qui a racheté l’« asset » en 2016. D’un point de vue urbanistique, la nouvelle Place de l’Étoile s’agencera autour d’infrastructures publiques : une gare de bus souterraine et des lignes de tram au milieu de la chaussée. On ne parle plus de centre commercial, mais de 600 appartements de luxe. Plutôt que de vendre, le fonds souverain émirati veut garder les immeubles dans son portefeuille. Une rente immobilière censée contribuer à compenser un jour l’assèchement de la rente pétrolière. Pour renforcer son ancrage local, Adia a eu l’intelligence de nommer Norbert Becker, homme d’affaires et éminence grise du DP, dans le CA d’une de ses holdings.
Lors de la présentation du projet, la maire Lydie Polfer concédait qu’il ne s’agissait pas exactement d’un projet social : « Les propriétaires respecteront la législation luxembourgeoise. C’est-à-dire actuellement dix pour cent de logements sociaux ». Déjà en 2015, la maire déclarait qu’au Royal Hamilius (un autre « asset » du gigantesque portefeuille d’Adia), « l’investisseur privé détermine quels logements vont y être créés et à quel prix ils seront vendus. » Il y a six mois, une annonce apparaissait sur athome.lu pour la location d’un studio de 79 mètres carrés au Royal Hamilius. Loyer demandé : 3 400 euros, plus 275 en charges mensuelles.
Actuellement, le promoteur d’un grand projet est obligé de céder 25 pour cent des terrains, afin que la commune puisse y réaliser les infrastructures. Il doit également réserver dix pour cent de la surface brute à des logements à « coût abordable ». Cette notion légale est restée hyper-floue. Dans la pratique, « abordable » signifiait 80 pour cent du prix de marché, ce qui revenait à peine à neutraliser la marge bénéficiaire du promoteur sur dix pour cent de ses terrains. Déposé avant les vacances d’été, le nouveau « Pacte Logement 2.0 » prévoit de relever ce taux à quinze pour cent pour les terrains déjà inclus dans le périmètre, et à trente pour cent pour cent pour le foncier reclassé. Cette part, les promoteurs la céderont pour un prix avantageux à la main publique qui y construira des logements à louer ou à vendre en emphytéose.
4/Flavio Becca (Ban de Gasperich) Que le promoteur Flavio Becca ait réussi à construire sa propre ville aux portes de la Ville, il le doit à l’assistance politique Paul Helminger. Voulant se profiler en « Macher », le maire avait repris quasi-intégralement le masterplan du promoteur. La Commission d’aménagement du ministère de l’Intérieur s’en montra choquée : « La Ville de Luxembourg ne devrait pas abandonner à la seule initiative privée la définition de la conception urbanistique en un endroit aussi important de son territoire ».
Les terrains de Flavio Becca ne sont pas seulement valorisés par les boulevards Raiffeisen et Kockelscheuer (70 millions d’euros d’investissements par l’État) et par le tram, qui devrait y arriver d’ici trois ans, mais également par le « Gaasperecher Park », que la Ville aménagera pour seize millions d’euros. Il est le résultat d’un échange de terrains entre la commune et le promoteur : 6,3 contre 14,3 hectares, avec une soulte de 6,6 millions d’euros en faveur de la Ville. Un parc qui procurera une vue boisée aux habitants de Becca-Ville.
Alors qu’Olos Fund reste paralysé par une interminable guerre judiciaire que se livrent les promoteurs Eric Lux et Flavio Becca, les relations avec les autorités publiques se dégradent. François Bausch dit avoir besoin de « quelques petits terrains » à Howald pour faire avancer le chantier du tram. « Mais je ne sais pas à qui parler au sein de cet Olos Fund. J’en ai marre qu’on me tienne la dragée haute ! Ils sont en guerre entre eux, mais cela ne m’intéresse pas. Je viens de décréter l’utilité publique pour certains terrains à Howald. On va faire une dernière offre à l’Olos Fund. Si cela ne passe pas, on va démarrer la procédure d’expropriation. »
5/Leasinvest (Strassen) En février 2016, Leasinvest annonçait avoir acheté le site Bâtiself-Adler-Roller sur la route d’Arlon, à la frontière entre la Ville et Strassen. Le fonds aux capitaux belges ignorait alors qu’une ligne de tram s’arrêterait un jour devant la porte. En 2019, François Bausch contacte les propriétaires pour leur demander s’ils ne voulaient pas intégrer un « pôle d’échange bus-tram » dans leur projet. En échange des terrains cédés, ils pourraient éventuellement construire en hauteur, leur suggérait-il. La réaction de Leasinvest aurait été « plutôt enthousiaste », se souvient Bausch : « Ils ont parfaitement compris que c’était dans l’intérêt de leur projet ». Un ministre vert qui crée des plus-values pour un fonds belge ? « C’est évidemment une situation pénible... Je préférerais qu’on ait des bases juridiques claires. Mais, au Luxembourg, nous sommes en de retard d’une guerre. La propriété privée est une vache sacrée. »
La réaction du conseil échevinal à Strassen était moins enthousiaste que celle de Leasinvest. Une tour d’habitation dans une commune affluente ne sera pas du goût de tout le monde. Si le nouveau PAG a bien reclassé ces terrains en « zone mixte » (bureaux, commerces et logements), il n’y permet que des bâtisses de quatre étages maximum. Le maire de Strassen, Gaston Greiveldinger (LSAP), qui quittera sa fonction au 31 décembre, estime qu’il faudra d’abord rallier les gens à l’idée de grands ensembles d’habitation : « Il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué ». Il parle de participation citoyenne, d’acceptation, de consensus. Il craint surtout l’effet « Nimby » : « J’entends souvent la phrase : ‘J’ai payé cher pour être en paix ici’... Ou alors ‘perte de valeur’ : c’est un mot qui revient tout le temps. »
Même s’il se garde de le dire, pour l’ex-échevin Bausch, le tram est une manière de bousculer le conservatisme urbanistique des chefs communaux. « La manière de construire actuelle, à deux étages, c’est vraiment du grand n’importe quoi. Cela explique en partie la crise du logement actuelle. Si nous ne construisons pas des logements de manière dense aux pôles d’échange, là où les transports en public sont au top, dann ass ons net méi ze hëllefen… »