Concert à la carte tient en huit pages, les deux pièces de Samuel Beckett en un peu plus. Carole Lorang les a soigneusement découpées, collées dans un grand cahier à carreaux, bousculées légèrement, sans trop en varier l'ordre, mais elle les oppose, a fait le choix de sauter de l'une à l'autre. L'histoire de Mademoiselle Rasch et celle d'Actes sans paroles I se déroulent en parallèle. L'une en haut à droit dans une chambre perchée sur des piliers l'autre en bas à gauche. Et pourtant, il s'agit là de deux textes, qui à part un silence qui les caractérise, n'ont a priori pas grand-chose en commun. d'Land: Alors, pourquoi cette envie de combiner ces deux pièces?
Carole Lorang: En fait, j'ai écrit mon mémoire à l'Insas sur les silences dans le théâtre populaire, chez Franz Xaver Kroetz surtout. C'est ce silence qui m'intéresse, le silence de gens qui à un moment donné ne peuvent plus s'exprimer verbalement, mais qui en ont toujours le besoin et forcément leur expression va passer par d'autres moyens, donc le langage du corps. S'ensuivent des gestes ou actions très violentes, soit contre les autres ou envers eux-mêmes. Les gens risquent alors, comme dans la pièce de Kroetz de se retrouver complètement seuls et d'aller jusqu'au suicide. À partir de là, le dramaturge Mani Muller et moi, on s'est dit qu'on voulait aller plus loin dans la recherche du sujet et faire un spectacle sur la solitude. On est tombé sur les pièces de Beckett qui vont dans le même sens, qui traitent également des solitudes, d'autres solitudes, mais où il y a toujours ce silence.
Mani Muller: Ce qui est fascinant, c'est comment ces univers peuvent s'articuler. On a d'un côté l'espace-temps de l'archétypal, du suggestif chez Beckett, et de l'autre, l'aspect réaliste avec sa logique, un contexte social, politique et économique défini et définissable. Il faut se demander comment confronter ces deux formes de solitudes, l'une existentielle, l'autre sociologique et comment on en arrive à ce que l'une montre l'autre sous une autre lumière. Pour le formuler autrement, Beckett peut gagner de l'esprit social et Kroetz de l'universel.»
Comment est-ce que tu t'y es prise? Par rapport à ton travail de metteuse en scène, ça demande forcément une toute autre démarche, entre autre à l'égard des acteurs habitués à la parole?
Carole Lorang: En fait, c'est un travail où on va du dehors au-dedans. J'ai découpé les pièces en moments d'actions. À l'instant où j'ai commencé à travailler avec les acteurs on a d'abord accompli les actions telles quelles, sans discuter la psychologie des personnages. En procédant à ces actions, petit à petit, les acteurs ont commencé à sentir les personnages. Par exemple, Mademoiselle Rasch enchaîne des activités très quotidiennes, elle rentre, allume la télé, fait la vaisselle, etc. Chez Kroetz on apprend cependant aussi d'autres choses sur le personnage, ce qui se passe dans sa tête notamment. Tandis que dans les pièces de Beckett, tout ça est beaucoup plus mécanique. Dans ses indications, il a presque l'air pédant. Il écrit simplement «il sort de son sac, prend sa pilule, il rêve, il prend sa pilule, rêve», ce ne sont que des actions extérieures. Je pense que ce n'est qu'en le faisant, en travaillant avec le texte, qu'on comprend ce qu'il veut, que le tout prend un sens et qu'on découvre la logique intérieure de l'ensemble.
Mani Muller: Le personnage incarné par Denis Jousselin, qui réagit aux stimuli de l'extérieur, est une métaphore de Beckett de Wolfgang Köhler, un psychologue qui a analysé le comportement des singes au début du XXe siècle pour prouver que les singes disposent d'une sorte d'intelligence, qu'ils peuvent utiliser par exemple des objets pour arriver à un but, comme saisir une banane. À travers son ironie habituelle, Beckett tente de démontrer que l'homme est bien sûr plus intelligent que le singe, mais en fin de compte n'aboutit pas à tellement plus que lui. Quand on lit la pièce la première fois, on se dit que le personnage est une sorte d'esclave, façon Schopenhauer, de sa propre volonté ou alors qu'il est limité par la loi de dieu, de la nature, ce qu'on veut bien y mettre. Mais en le relisant, dans une deuxième phase, on réalise que le tout peut également être codifié, que le personnage tente de trouver la clé, tente de savoir comment il peut communiquer avec les entités auxquelles il est confronté. C'est cette voie qu'on a tenté d'approfondir. Un point essentiel qui vous a poussé à choisir Concert à la Carte c'est la thématique du suicide...
Carole Lorang: Oui, tout d'abord c'est un sujet qui me tient à coeur, qui m'a toujours tenu à coeur. On connaît tous quelqu'un qui s'est suicidé ou on connaît du moins quelqu'un qui voulait se suicider, mais n'empêche que c'est toujours un sujet tabou au Luxembourg. Ensuite, on fait souvent le reproche à Kroetz de faire un théâtre trop éloigné des spectateurs, des gens. Tandis que là, il s'agit de la femme d'à côté, une petite employée, qui se suicide et ça c'est un sujet qui concerne tout le monde.Mani Muller: Ce qui est intéressant dans Concert à la carte, c'est que ce n'est pas une structure linéaire, il ne s'agit pas de faire monter un suspense - est-ce qu'elle va se tuer ou pas - mais plutôt de provoquer un malaise chez le spectateur, parce qu'il ne l'en a pas empêché. Le sentiment du «je voulais faire quelque chose, mais je n'ai pas pu». Ainsi, nous n'essayons pas d'expliquer pourquoi quelqu'un se suicide, mais nous tentons de donner envie au spectateur de chercher lui-même des éléments de réponse à cette question.