Demain, samedi 6 août, le world wide web fête officiellement les vingt ans de son lancement1. État des lieux au Luxembourg avec le consultant en management de l’innovation Sylvain Cottong

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d'Lëtzebuerger Land vom 05.08.2011

d’Lëtzebuerger Land : Courriels privés, courriels professionnels, profil Facebook, Linkedin, Twitter et maintenant encore Google+,... Combien de « comptes » et de « profils » faut-il suivre pour être branché, pour ne pas rater une tendance ? La multiplication des identités virtuelles est-elle une expression ou un accélérateur de la perte de repères dans le monder réel ?

Sylvain Cottong : Ce qui est sûr, c’est qu’il devient de plus en plus difficile de séparer la sphère privée de la sphère publique : dans l’une comme dans l’autre, on attend de vous d’être toujours joignable – et immédiatement réactif. Beaucoup de gens se sentent sous pression à cause de cela. Mais pour beaucoup de jeunes, ce sont des réflexes tout à fait normaux, ils ont grandi avec ces médias. Il n’y a qu’à les observer : ils sont en permanence en ligne et connectés : les jeunes entre quinze et trente ans regardent leur profil Facebook et leurs mails dès qu’ils se lèvent. Selon les dernières statistiques de Socialbakers.com, 36 pour cent des Luxembour-geois sont sur Facebook, presque 180 000 personnes, essentiellement dans les tranches d’âge entre 18 et 44 ans.

Il y a des moyens pour gérer tous les médias sociaux : Twitter et Linkedin seraient plutôt des outils professionnels, alors que Facebook sert davan-tage à une utilisation privée, mais de plus en plus de communication B2C (« business to consumer », ndlr.) et de formation de groupements d’intérêt aussi. Il y a d’ailleurs des logiciels qui permettent de coordonner toute sa communication dans tous les réseaux, qu’on peut après affiner à volonté. Les réseaux sociaux sont un outil puissant de « management de sa réputation » : chacun y a l’opportunité de s’y produire, et chacun décide pour soi-même quelle utilisation il en fait.

Oui, mais beaucoup de gens en ont peur aussi. Davantage qu’aux sceptiques de toute évolution technologique ou aux pessimistes à l’égard de la civilisation en général, je pense notamment aux parents et grands-parents qui ne se retrouvent pas dans le mode de communication de leurs enfants et craignent abus et dérives...

La technologie est toujours neutre, seule son utilisation lui attribue une valeur. Ici, il s’agit d’une question de filtres – qui ont aussi toujours existé, tout comme il y a toujours eu des pessimistes qui voient le mal partout : jadis, on visitait des bibliothèques, on lisait des journaux et des livres pour s’informer, et on filtrait forcément ce qui pouvait sembler intéressant de ce qui ne l’était pas. Sur la Toile, c’est la même chose. Sauf que tout le monde y est éditeur ou distributeur d’informations, dont la quantité est énorme et qu’elle est immédiatement et mondialement disponible. Certes, il y a eu des cas de jeunes qui ont été confrontés avec des photos compromettantes de leurs années lycées qu’ils avaient publiés sur Facebook, mais depuis que ces cas ont été relatés, l’utilisation a changé, les jeunes sont plus prudents et la génération des patrons, qui embauchent, est plus jeune aussi et connaît mieux le médium, elle en fera une autre utilisation.

En fait, il suffit de réfléchir un peu pour savoir comment utiliser ces réseaux et communiquer de manière très ciblée. Les réseaux sociaux servent moins à produire de l’information qu’à la partager : on parle aujourd’hui de « freemium » pour désigner cette méthode de publier une partie d’informations gratuitement pour prouver sa compétence dans le domaine et pouvoir vendre ses services par la suite.

Vous êtes consultant pour la création de stratégies web pour des entreprises et des administrations, vous avez essentiellement accompagné de l’architecture des sites du gouvernement à ses débuts. Comment le web 2.0 a-t-il changé la communication institutionnelle et commerciale ?

C’est carrément une révolution ! Depuis la révolution industrielle du XIXe siècle, les entreprises collectaient et cachaient les informations, ne communiquant que dans un sens, « one to all », les données qui leur semblaient opportunes à ce moment-là. Aujour[-]d’hui, ils ont perdu le pouvoir sur cette communication : on parle désormais de « communication distribuée », qui se fait non plus de manière unidirectionnelle et verticale mais en réseaux et de manière horizontale. Cette prise du pouvoir par la « voix du consommateur » implique que les entreprises doivent les prendre beaucoup plus au sérieux, prendre mieux soin des désirs et attentes de chacun, au risque de voir débouler une communication extrêmement négative par le « phénomène d’essaimage » : si chacun raconte à tout son réseau qu’un tel a eu une expérience négative à un endroit ou avec un produit, cela risque de faire très rapidement boule-de-neige. Les entreprises et administrations doivent à nouveau devenir plus réactives et plus transparentes, ce qui est en soi une évolution positive.

En même temps, comme cette information n’est ni filtrée ni classée, que tout le monde peut propager ce qu’il veut, n’y a-t-il pas un risque de dérive vers la rumeur et la dénonciation ? Autrement dit : on pouvait se fier à l’Encyclopædia Universalis, mais peut-on le faire pour Wikipedia ?

Je dirais le contraire. Je vais même jusqu’à affirmer que l’information est devenue plus objective avec Internet : ces filtres et ces classements, ce sont les internautes qui les opèrent. Les « essaims » (« swarms » en anglais) d’experts dans un domaine portent soin à vérifier et corriger les informations qui circulent, de sorte que Wikipedia est devenu une encyclopédie réputée, considérée comme un standard pour une recherche. Il s’agit aussi d’une incroyable démocratisation : aujourd’hui, tout le monde peut faire chez soi une recherche en deux heures. Le fait brut ne compte plus, c’est par le croisement et la compilation d’informations existantes, par leur analyse et leur appréciation qu’on peut créer de la valeur. Ainsi, une entreprise peut par exemple aussi beaucoup mieux cibler ses offres en recoupant ces nouvelles données statistiques comportementales avec les données socio-économiques sur ses consommateurs...

Voilà d’ailleurs un des grands reproches que les sceptiques adressent aux grands fournisseurs de services en-ligne, que ce soit un navigateur comme Firefox, un moteur de recherche comme Google ou un réseau comme Facebook : de collecter des données privées à des fins commerciales et d’imposer une transparence non choisie aux internautes.

700 millions d’utilisateurs de Face-book prouvent qu’il s’agit d’un besoin humain de partager de l’information en réseaux. Il y a encore des millions d’informations statistiques inexploitées, qui seraient directement disponibles sur le Web. Ce qui est certain, c’est que le management est en train de devenir plus scientifique depuis l’avènement des réseaux sociaux et de l’évolution de l’IT en général, que les mathématiques et les algorithmes pour établir des corrélations ont pris de l’importance. Tout comme les sciences sociales voient s’ouvrir de nouveaux champs de recherches comportementales aidant ainsi à développer des produits et services innovants centrés sur les vrais besoins des êtres humains.

Au printemps, on discuta largement l’influence des réseaux sociaux, notamment Twitter, sur l’ampleur du « printemps arabe », jusqu’à dire que les peuples y ont repris le pouvoir avec le téléphone portable comme seule arme... Est-ce vrai et qu’est-ce que cela voudrait dire ?

Il n’y a pas encore d’explication définitive du phénomène. Ce qui est certain, c’est que cette révolution populaire s’est propagée plus rapidement avec Internet qu’elle ne l’aurait fait sans : d’autres populations sont certainement descendues plus facilement dans la rue en voyant ce qui se passait en Tunisie et en Égypte qu’elles ne l’auraient fait sans cela. Que Twitter et Facebook aient joué un rôle dans la vitesse de propagation de l’information et dans la mise en réseau est incontesté. Aujourd’hui, lorsqu’il se passe quelque chose dans le monde, que ce soit une catastrophe naturelle ou une révolution politique, les journalistes ne sont plus les premiers sur place, mais ce sont les citoyens eux-mêmes qui prennent et divulguent les premières images – dont il faut par après vérifier la véracité et l’authenticité. D’ailleurs les médias « officiels » citent désormais tous les restrictions de rigueur avant de passer des images récupérées ainsi. Mais, et Wikileaks et d’autres whistleblowers en sont une illustration : le pouvoir qu’il soit économique ou politique, doit compter avec la voix des dissidents et les fuites et réagir autrement.

D’ailleurs, beaucoup d’hommes politiques n’ont toujours pas compris les opportunités d’Internet mais n’y voient que des dangers, ils veulent contrôler le web, stocker des informations et interdire des sites au lieu de l’utiliser avec toutes les nouvelles possibilités et ressources qu’il offre. Et parce que beaucoup de politiciens au niveau international au pire n’y comprennent rien ou au mieux s’en méfient, avec bien sûr des exceptions croissantes, il y a toute une dynamique qui se développe sur Internet en dehors des réseaux classiques et qui leur échappe complètement. Je pense par exemple à des types de financements alternatifs comme le crowd-founding ou la consommation collaborative... ce sont des systèmes qui contournent les banques et les gouvernements. Les frontières géographiques tombent ainsi en désuétude et sont remplacées par des « communautés virtuelles » qui n’ont d’autres frontières que celles qui sont intellectuelles.

Les Luxembourgeois sont extrêmement équipés en matériel informatique et de communication : 90 pour cent d’entre eux disent utiliser Internet régulièrement (chiffres : Statec, 2009), 66 pour cent achètent en-ligne et plus de la moitié utilise Internet pour communiquer avec les administrations. Et pourtant, on a l’impression que la manière d’utiliser les nouvelles technologies, aussi bien du côté des entreprises et des pouvoirs publics que du côté des utilisateurs, reste un peu arriérée, qu’on innove peu... Alors même que le pays cherche à développer la niche du commerce électronique en investissant par exemple massivement dans le développement des réseaux de fibre optique, de data centers et de l’innovation et que Skype a été lancé ici. Y a-t-il une explication à ce gouffre entre théorie et pratique ?

Le Luxembourg a tendance à être souvent plus fort à ériger des infrastructures qu’à les remplir avec du contenu. Au même titre, le gouvernement met ainsi à disposition des réseaux à haut débit, à d’autres d’y créer de la valeur. Mais il y a certainement des explications à cela : la taille du pays et la promiscuité entre les acteurs – on n’attaque pas sur les réseaux sociaux des gens avec lesquels on travaille tous les jours ou déjeune régulièrement – et la masse critique n’est souvent pas atteinte. Et puis, en règle générale, on est plus réticent au changement, donc à l’innovation, lorsqu’on a un certain confort matériel.

Je suis souvent à Berlin, où beaucoup de gens cherchent à innover coûte que coûte parce qu’ils sont au chômage ou parce que les perspectives sur le marché de l’emploi sont peu satisfaisantes : les loyers sont bas, on y mange pour quelques euros et les start-ups pullulent... Au Luxembourg, nous sommes souvent plus lents à la détente parce que les gens ont un niveau de vie agréable. Ou regardez le Kenya, qui a mis en place le premier réseau de payement par téléphone portable – au Luxembourg, on pense souvent d’abord à tous les risques qu’il peut y avoir et on perd des années avec la mise en place de systèmes de sécurité ou de certifications.

Avec les profonds changements qu’implique Internet, beaucoup de métiers disparaîtront – comme la simple recherche d’informations ou encore le traitement d’information en backoffice – et seront remplacés par d’autres, à inventer, comme celui d’établir des corrélations entre les différentes informations, qui demandent de nouvelles compétences, comme celle de mener et motiver des équipes et de comprendre les spécificités culturelles. Voilà des opportunités pour le marché de l’emploi au Luxembourg.

Notre monde occidental fonctionne encore beaucoup trop selon des schémas classiques des hiérarchies verticales, avec des administrations très lourdes et lentes, aussi dans le secteur privé. Le modèle de Google et de bien d’autres qui sont en forte croissance est à l’opposé : l’entreprise fonctionne à l’horizontale, presque sans hiérarchies, et ses employés disposent de quinze pour cent de leur temps à investir dans leurs projets et recherches personnelles – qui peuvent déboucher sur de nouveaux produits pour Google.

1 L’informaticien Tim Berners-Lee et l’ingénieur-système Robert Cailliau, qui travaillaient au CERN, l’organisation européenne pour la recherche nucléaire et y furent chargés de la mise en place d’un système hypertexte
josée hansen
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