CULTURE ET ÉCO-RESPONSABILITÉ (3)

L’écologie comme éthique militante

d'Lëtzebuerger Land vom 28.07.2023

Il a fréquenté la Kufa au début des années 1990, quand ce n’était encore qu’un squat frémissant installé dans l’ancien abattoir de la ville. Il y retrouvait ses amis pour les répétitions. René Penning faisait alors partie d’une formation musicale de tendance punk, au nom révélateur d’un degré certain de politisation : Wounded Knee, en référence au massacre d’une tribu Lakota survenu en 1890 dans cette localité du Dakota du Sud. Le jeune homme en était le bassiste jusqu’à ce que l’aventure s’achève en 1995, puis qu’il intègre en cours de route le comité de la Kulturfabrik, en pleine phase de rénovation.

Débute ensuite au même endroit une autre expérience collective, professionnelle cette fois-ci : celle de programmateur musical, un métier qu’il exerce passionnément de 1998 à 2006 avant d’occuper la direction administrative du centre culturel eschois. Il prend alors part à la mise en œuvre du projet « Green Kufa », il y a tout juste dix ans. À l’époque, Myriam Schiltz, consultante environnement à Oekozenter, met à disposition de l’établissement 40 000 gobelets, un reliquat hérité de l’année culturelle de 2007. Lesquels seront réutilisés tout au long de l’année grâce à l’acquisition d’un énorme lave-vaisselle, un geste banal qui aboutira cependant à une profonde prise de conscience écologique. En effet une refonte générale du fonctionnement de la Kufa va suivre pendant presque deux années. Une phase de transition pionnière, souligne René Penning, qui servira de « projet pilote » au futur cahier des charges de Green Events. Un inventaire est réalisé, passant en revue toutes les dépenses de la structure (merchandising, fournitures, imprimerie…) et ciblant les moyens pour réduire au quotidien l’empreinte carbone de l’équipe : toilettes sans eau, récipients en verre consignés, installation d’ampoules LED, produits et boissons issus du circuit court ou du commerce équitable, etc. « Soit, au total, entre 200 et 300 actions », précise celui qui a pris la succession de Serge Basso à la tête de l’établissement en 2020. Et d’insister sur la nécessité d’« impliquer l’ensemble de l’équipe, car il est important d’engager collectivement ces transformations, en toute transparence, et d’expliquer les raisons pour lesquelles on les met en œuvre. » Dans cet élan, le centre culturel eschois se munit dès 2014 de sa propre charte environnementale, appliquant à la lettre la règle des « trois R » (réduction de la production, recyclage et réutilisation des déchets) tout en menant parallèlement en interne et en direction du public des actions de formation et de sensibilisation. L’écologie est vécue comme une éthique collective, une façon d’incarner des valeurs qui renouent avec l’esprit du lieu à ses débuts. Un engagement militant érigé aussi en mode de fonctionnement, dès lors que ces principes écologiques ont été intégrés aux statuts de l’association puis à son plan de développement stratégique (2021-2025).

Ce n’est donc pas un hasard si la Kufa a accueilli en novembre 2022 le workshop sur le thème de l’éco-responsabilité organisé par le ministère de la Culture. Lequel ne cesse d’encourager cette transition, depuis la recommandation n°13 du Plan de développement culturel relative à l’instauration d’« un nouveau mode de gouvernance des institutions culturelles », à la Charte de déontologie entrée en vigueur en juin 2022 qui impose des obligations en matière de communication, d’événementiel (sur le modèle de Green Events) et d’économie circulaire. Dans son discours de bienvenue tenu lors de ce workshop, René Penning en a profité pour épingler certaines pratiques de ses confrères, comme le fameux festival Hellfest en France, qui a « arraché 37 hectares de vignes pour faire un parking pouvant accueillir 13 000 voitures, presque aussi grand que celui de Disneyland et qui est utilisé seulement une semaine dans l’année. Les organisateurs ont arrosé d’eau les 420 000 personnes pendant deux week-ends de canicule cette année, en pleine période de sécheresse et ceci dans un département en alerte rouge... » Le directeur de la Kufa n’a pas manqué de cibler non plus les efforts qu’il restait à accomplir au sein de sa propre structure, comme l’isolation sonore et thermique du bâtiment et s’est dit prêt à envisager une « décélération » de la production de l’ordre de dix à vingt pour cent. L’enjeu consiste, selon lui, à sortir d’une « logique de production et de résultat » en ménageant davantage des plages de temps et de réflexion aux artistes en résidence. Parmi les projets abandonnés figure notamment l’Urban Art Esch, dont l’organisation a beaucoup pesé sur l’équipe.

Autre réalité complexe sur laquelle il est difficile d’avoir prise : le public, dont les déplacements représentent en fait l’empreinte carbone la plus lourde à supporter. Un problème similaire se pose du côté des artistes avec les vols à longue distance, dont la Kufa va sensiblement réduire la part. En interne, l’équipe s’est imposé l’usage du train pour les trajets de moins de mille kilomètres. Dans un bref accès d’autosatisfaction, René Penning admet avoir atteint un seuil : « Il n’y a pas de nouvelles idées pour nous, ou tout ou moins qui soient techniquement ou logistiquement possibles ». Et de rétropédaler aussitôt après avoir remis le nez dans son ordinateur. Le chantier semble infini à la lecture des prochaines mesures à mettre en œuvre et conforte, une fois de plus, la Kufa comme une entité singulièrement en pointe dans le paysage culturel transfrontalier. Il y est question de recourir à des matériaux locaux comme le bois, d’entreprendre la transformation écologique du site internet, mais aussi de rénover le bâtiment en vue d’y installer des panneaux solaires. Il faudra aussi procéder au « nettoyage » du serveur après plusieurs décennies d’histoire et de travail, soit plusieurs térabytes de volume… L’objectif de toutes ces initiatives ? Mettre fin à la dépendance au gaz et faire de la Kufa un lieu cent pour cent autonome.

Loïc Millot
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