Art contemporain

Melancholia

La sculpture Mechanics of the absent revolution de Martine Feipel & Jean Bechameil au Casino
Foto: Trash Picture compan
d'Lëtzebuerger Land vom 08.12.2017

Scraaatch ! On risque de s’effrayer lorsque pour la première fois, sans raison apparente, le lourd rideau gris au fond de la grande salle au premier étage du Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, se ferme énergiquement. Quelques mètres plus loin, dans la petite salle adjacente, de grands diagrammes, méticuleusement dessinés au crayon et à la main, indiquent quand ce Behind the curtain s’ouvre et se ferme, par un simple trait horizontal. Lorsqu’il s’ouvre, le rideau dévoile Electric eclipse, un bas-relief en résine colorée dont certains éléments se mettent en mouvement de manière tout aussi impromptue. Cette installation termine avec beaucoup d’humour une réflexion sur nos rêves de modernité déchue que Martine Feipel et Jean Bechameil ont commencée plus sérieusement à l’autre extrémité de la salle.

Ou disons : ils l’y ont entamée avec plus de mélancolie. Une sculpture éclairée sur son socle y est décapitée. Grâce au béret qu’elle tient dans la main gauche, grâce aussi à la légère inclinaison du corps qui laisse deviner un bras droit érigé vers le ciel dans un mouvement appelant à la révolution du peuple, on reconnaît immédiatement Vladimir Ilitch Oulianov (dit Lénine), le père de la révolution russe dont on célèbre cette année le centenaire. Comme une relique d’une idéologie révolue – la sculpture est creuse, la tête et un bras manquent –, comme un souvenir d’une statuaire communiste qu’on déboulonne un peu partout, cette figure pourtant vit encore, son cœur violet tourne de manière saccadée à rythme irrégulier. Avec leur exposition Theatre of disorder, actuellement au Casino Luxembourg, Martine Feipel et Jean Bechameil pleurent les idéaux du siècle passé. Mais ils le font avec un œil qui rit, toujours un sourire moqueur aux lèvres.

L’exposition est le plus grand projet personnel depuis Le Cercle fermé en 2011 à la biennale de Venise du duo d’artistes qui vit et travaille désormais à Bruxelles. Pour le Casino, ils ont produit une douzaine de nouvelles œuvres, qui développent leurs recherches des dernières années sur les ruines du monde moderne : la réflexion sur le rêve des architectures communautaires (Un monde parfait, 2013), celle sur la fin de l’industrie lourde (Ballet of destruction à Belval en 2016) et celle sur les objets qui ont forgé nos cultures populaires à la fin du XXe siècle et qui sont tombés en désuétude suite à l’évolution des technologies (les transistors, les téléviseurs à tubes cathodiques, les platines à cassettes installés devant l’École européenne à Mamer ou vus chez Zidoun & Bossuyt et chez Valérie Bach à Bruxelles et dont de nouveaux exemplaires sont exposés au Casino) La pièce centrale de ce parcours qu’ils ont conçu comme une chorégraphie est la Contra construction unit, une installation, elle aussi cinétique, qui se base sur un dessin de Le Corbusier, sculpture architecturale ou architecture sculpturale dont tous les éléments bougent, tournent, se meuvent l’un par rapport à l’autre. On peut s’asseoir devant et se laisser surprendre par le spectacle.

Toute l’installation est programmée et dirigée par une énorme table de contrôle, Logic control table, installée à l’entrée du premier étage, à la beauté fulgurante par sa précision et son aspect un peu bricolé. Les artistes ont appris exprès le vocabulaire de programmation Ladder, qui gère beaucoup d’installations techniques qui contrôlent nos vies urbaines (flux du trafic, feux rouges, etc). Mais s’ils veulent faire réfléchir sur la domotique, la robotique ou l’informatique, toutes ces –tiques qui prennent peu à peu le contrôle de la vie publique sans qu’on sache ni comment ni pourquoi, ils le font dans une approche artisanale. Loin de l’esthétique hyper-aseptisée de beaucoup d’installations traitant des nouvelles technologies futuristes ou de l’intelligence artificielle, ils ne cachent pas leurs origines, qui sont au XXe siècle. Leur futurisme est rétro, leur référence Jacques Tati, et leur grand amour reste la sculpture et le fait-main. C’est pour cela que le Casino Luxembourg semble baigner dans une sorte de nostalgie, qui est persistante dans le travail de Feipel & Bechameil depuis des années. Leur installation est une des meilleures expositions d’art contemporain au Luxembourg de ces dernières années, à ne pas rater.

L’exposition Theatre of disorder de Martine Feipel & Jean Bechameil dure encore jusqu’au 7 janvier 2018 au Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain ; rencontre avec les artistes le
14 décembre à 19 heures ; la publication d’un catalogue est prévue pour le début de l’année 2018 ; www.casino-luxembourg.lu/fr/Expositions/Theatre-of-Disorder

josée hansen
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