Chronique Internet

Les réseaux de la zizanie

d'Lëtzebuerger Land du 03.11.2017

Les révélations de ces derniers jours sur les rôles de Facebook, Twitter et Google dans la champagne électorale américaine de 2016 et l’invraisemblable indifférence de ces plateformes à l’égard des efforts russes de désinformation et de manipulation n’en finissent pas d’étonner. On a ainsi appris lors d’une audition de la Commission du renseignement du Sénat américain que des représentants de Twitter ont discuté de manière tout à fait ouverte avec leurs contacts chez Russia Today comment accroître leur « share of voice », un paramètre reflétant leur participation aux grands débats politiques, en leur promettant le recours, en échange de quelques millions de dollars, à un expert maison et aux technologies les plus avancées. Constat : non seulement ces trois entreprises n’ont pas pris au sérieux ce qui relevait d’une cyber-attaque en bonne et due forme, mais leurs modèles d’affaires facilitent des campagnes de désinformation téléguidées depuis le Kremlin.

Certes, les services de renseignement des grands pays, y compris les États-Unis, ne se sont jamais privés d’intervenir dans des campagnes électorales d’autres pays en utilisant les méthodes les plus diverses et les plus tordues lorsqu’ils y voyaient leur intérêt. Mais la question se pose différemment aujourd’hui alors que des entreprises cotées en bourse cherchent à rentabiliser leurs réseaux sociaux à tout prix en vendant de la publicité et que ceux-ci jouent un rôle crucial dans la formation de l’opinion. Les bots, trolls et autres fake news ont créé un terreau remarquablement fertile à une subversion du débat démocratique que les dirigeants de ces réseaux ont alimenté sans états d’âme.

Un des exemples les plus frappants cités devant la Commission est celui d’une controverse créée de toutes pièces au sujet de la place de l’Islam au Texas. Le président de la Commission, le républicain Richard Burr, a mis côte à côte les deux campagnes achetées par un même intervenant russe depuis Saint-Pétersbourg, l’une contre une supposée « islamisation » du Texas, l’autre défendant le « savoir musulman ». La première était censée être promue par une association dénommée « Heart of Texas » qui n’a aucune existence réelle. L’autre était censée venir d’un groupe appelé « United Muslims of America » qui existe tout aussi peu que la première. En appelant à manifester en même temps devant le Centre islamique de Houston, ces posts bidon ont cependant réussi à générer des affrontements aux abords de ce centre. Avec une opinion chauffée à blanc par la campagne, des posts ont ainsi réussi à provoquer des heurts bien réels.

Face aux législateurs, les responsables de Facebook, Twitter et Google ont dû reconnaitre que l’impact de ces campagnes avait été bien plus qu’anecdotique, qu’ils en avaient amplement profité et qu’ils auraient dû réagir plus tôt. Mais ils ont été incapables de chiffrer les revenus générés par ces achats publicitaires. Dianne Feinstein, démocrate de Californie, a reproché aux avocats des trois géants du Net de n’avoir fourni que des réponses vagues aux questions de la Commission et les a mis au pied du mur : « Vous avez créé ces plateformes, et maintenant elles sont détournées. Et vous êtes ceux qui doivent faire quelque chose pour y remédier. Sinon c’est nous qui le ferons ».

Alors que la législation américaine interdit à des étrangers d’intervenir dans les élections nationales, les conditions d’utilisation des réseaux sociaux n’empêchent en rien aujourd’hui des officines situées en dehors des États-Unis d’acheter des campagnes, de créer des bots et de diffuser de fausses informations. Le caractère savamment ciblé de ces campagnes en a fait une arme redoutable dans les fameux « swing states ». Mais les sénateurs ont constaté, lors de ces auditions, que les efforts de manipulation russes avaient eu un dessein plus général : celui de polariser le plus possible la société américaine, parfois indépendamment de tout enjeu électoral décelable. « Leur stratégie était de trouver une faille dans notre société et d’en faire un abîme », a résumé Angus King.

Jean Lasar
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