Dès le début de la campagne électorale américaine 2016, Facebook et Twitter avaient été critiqués pour leur rôle dans la propagation d’informations fausses et clivantes, avec un focus sur leur indifférence à l’égard de la véracité des nouvelles colportées et l’opacité que leur mode de fonctionnement accordait aux commanditaires de ces opérations de manipulation ultra-ciblées. De récentes auditions au Sénat américain ont mis en lumière à quel point c’est le modèle d’affaires des plateformes lui-même qui favorise ce qui s’avère être une dangereuse subversion du débat démocratique. Avec les « Paradise Papers » un éclairage pas moins alarmant vient s’y ajouter : l’existence passée d’investissements russes significatifs dans le capital de ces deux entreprises, opérés par des proches du président Vladimir Putin par le biais d’un investisseur associé aujourd’hui du gendre et conseiller de Donald Trump, Jared Kushner.
Youri Milner, un entrepreneur ayant fait fortune grâce notamment à la messagerie Mail.ru, a à un moment donné détenu à travers un véhicule d’investissement jusqu’à huit pour cent du capital de Facebook et cinq pour cent de celui de Twitter, d’une valeur de respectivement un milliard et 192 millions de dollars, représentant, par le biais de montages occultes, des capitaux apportés par le géant pétrolier et gazier Gazprom dans le premier cas et, à hauteur de 45 pour cent, par la banque VTB dans le second, deux entités éminemment
proches du Kremlin. On connaissait l’investissement de Milner, mais celui-ci s’était gardé d’évoquer à l’époque l’origine des fonds, et ce sont les « Paradise Papers » qui ont fini par la révéler. Milner vit désormais aux États-Unis. Jared Kushner a initialement « oublié » de mentionner son association avec Milner lorsqu’il a rejoint la Maison Blanche.
La participation dans Facebook, à laquelle contribuait également un autre milliardaire russe, Alisher Ousmanov, avait été acquise en 2009 et les dernières parts revendues en 2013. Celle dans Twitter remontait à 2011 et avait été liquidée en 2014. Dans l’absolu, les personnes impliquées dans ces investissements peuvent donc soutenir qu’il s’agissait d’opérations financières avisées ayant dégagé des plus-values substantielles, donc dénuées de toute motivation politique, et que les dates de sortie excluent toute prise d’influence sur la campagne 2016.
Youri Milner, qui investit massivement dans des entreprises-phares de la Silicon Valley et est considéré par beaucoup comme un homme d’affaires visionnaire, s’est ainsi défendu de toute intervention politique. Il a mis en avant le caractère commercial des investissements dans Facebook et Twitter et s’est dit désintéressé de la politique. Il a affirmé connaître à peine le rôle des investisseurs russes, tout en soulignant qu’à l’époque les relations américano-russes étaient bien meilleures, et a précisé que les sommes investies ne représentaient qu’une petite part de son portefeuille global.
Malgré une plausibilité apparente, cet argumentaire ne convainc pas les kremlinologues. Un premier indice de l’implication des services russes provient du rôle de VTB, connu pour sa proximité avec le FSB et son rôle dans des montages de ce type, qui ont souvent pour but de cacher l’origine des fonds pour mettre le pouvoir russe à l’abri d’accusations de prises d’influence indues. Ensuite, s’il a fallu les « Paradise Papers » pour révéler l’écheveau complexe, passant par des paradis fiscaux, des liens unissant Milner aux ayants-droit moscovites, on est en droit de se demander s’il s’agissait vraiment d’investissements purement commerciaux – pourquoi dans ce cas avoir eu recours à ces montages dignes des narcotrafiquants ? Enfin, si les contrôles internes chez Facebook et Twitter, qui se sont chacun lancés en bourse et ont procédé à une « due diligence » sur leurs actionnaires existants, n’ont pas révélé à cette occasion la présence d’actionnaires éminemment proches du Kremlin, comment exclure l’existence d’autres participations et prises d’influence occultes de ce type dans leur capital ?