« Spiel nicht mit den Schmuddelkindern » Fin septembre, la Society of trust and estate practitioners (Step), une association internationale de spécialistes en « solutions globales pour familles internationales et fortunées », organisait un colloque à l’hôtel Le Royal. (Les frais d’inscription variaient entre 680 et 910 euros.) À l’ordre du jour : trusts, fonds alternatifs et autres « corporate solutions for high-net-worth individuals ». L’allocution de bienvenue était exprimée par le Premier ministre, Xavier Bettel (DP), qui louait la « stabilité politique et sociale » ainsi que le « cadre légal et réglementaire » grand-ducal, et le directeur général de la CSSF, Claude Marx. Le soir, lors d’un dîner à la « Schéiss », les banquiers, avocats d’affaires, fiscalistes et domiciliataires pouvaient écouter un exposé du juge britannique à la Cour de Justice de l’Union européenne, Christopher Vajda. Parmi les conférenciers invités se trouvait également Alison MacKrill, venue de Guernesey, où elle travaille pour Appleby, le cabinet qui, un mois plus tard, allait se retrouver au centre des « Paradise Papers ». (Comme l’a révélé le Woxx, la firme est également présente au Luxembourg où, en juillet, elle a acquis le domiciliataire Headstart qui a ses bureaux à la Cloche d’Or.)
Le maître mot du colloque était « privacy », un terme qui, en politiquement incorrect, pourrait se traduire par « opacité » : c’est le service que les membres de Step vendent à leur clientèle. Dans une interview publiée en amont de la conférence sur Paperjam.lu, le « family office leader » de la société de domiciliation SGG estimait que les familles ultra-riches « s’institutionnalisent dans la mesure où elles demandent à être traitées comme des investisseurs institutionnels, via des fonds d’investissement ». Comme viennent de le rappeler les « Paradise Papers » (« le scandale de la légalité », selon Pascal Saint-Amans, le « Monsieur fiscalité » de l’OCDE), les HNWI sont passés des outils de l’évasion à ceux de l’optimisation fiscale. La juridiction luxembourgeoise en offre toute une panoplie, notamment les fonds d’investissements spécialisés, alternatifs et de titrisation.
Un des points discutés à l’hôtel Le Royal étaient les registres centralisés. Recensant les ultimate beneficial owners (UBO) se cachant derrière les intermédiaires, trustees et administrateurs de sociétés-écrans, ce nouveau dispositif anti-blanchiment fut critiqué comme une incursion dans la sphère privée des ultra-riches. Y seront consignés le nom, la nationalité, l’adresse ainsi que la date et le lieu de naissance de l’UBO. Mercredi prochain, 22 novembre, les projets de loi sur les registres des bénéficiaires économiques (celui pour les sociétés et celui pour les trusts) devraient passer par le conseil de gouvernement. La transposition aura pris cinq mois de retard par rapport au délai fixé par la quatrième directive anti-blanchiment. Déjà à la fin juillet, le registre figurait à l’ordre du jour du conseil de gouvernement avant d’en être retiré en dernière minute. (Comme explication de ces délais, le ministère des Finances évoque lapidairement « la complexité du dossier ».)
Access denied L’enjeu central sera celui du droit d’accès. La directive note que « toute personne ou organisation capable de démontrer un intérêt légitime » pourra consulter le nom et le pays de résidence du bénéficiaire économique. (Elle prévoit des « circonstances exceptionnelles » pouvant restreindre l’accès, dont le « risque d’enlèvement, de chantage, de violence ou d’intimidation ou lorsque le bénéficiaire effectif est un mineur ».) Or la notion d’« intérêt légitime » reste floue. S’étend-elle au journaliste, à l’employée d’ONG ou au citoyen curieux ? Les pays scandinaves et la Slovénie ont répondu par l’affirmative en rendant publics leurs registres centralisés. L’Allemagne a fait une ouverture aux partenaires d’affaires et « Fachjournalisten ». En juillet 2016, la France avait mis en ligne les noms des bénéficiaires de 16 000 trusts, pour faire marche arrière un mois plus tard, le Conseil constitutionnel ayant estimé qu’une telle publicité portait « une atteinte manifestement disproportionnée » au respect de la vie privée. La Grande-Bretagne occupe une position ambiguë : elle fut parmi les premiers États à créer un registre gratuit et en mode « open data », c’est-à-dire sous licence ouverte, donc téléchargeable. En même temps, Londres est allergique à l’idée de reproduire ce modèle pour les bénéficiaires économiques des trusts.
Le gouvernement luxembourgeois est resté très discret sur le sujet. Il a simplement indiqué, voici sept mois, que l’accès au registre devait « respecter les principes de proportionnalité et de la protection de la vie privée ». Mais quelle que soit la solution retenue, elle sera vite dépassée. Le travail des fonctionnaires de la Justice et des Finances – le secteur financier, assurent-ils, n’aurait pas co-rédigé le texte – ressemble à celui de Sisyphe. Alors qu’ils s’acharnent à transposer la quatrième directive, la cinquième déboule déjà de Bruxelles.
Dès juillet 2016, suite aux « Panama Papers », la question de la publicité du registre était ainsi réapparue. La Commission proposait de « renforcer » la directive anti-blanchiment en y intégrant l’« accès illimité » au registre. « This allows greater scrutiny of information by civil society », notait-elle dans son exposé des motifs. Le 28 février 2017, les eurodéputés – qui, quatre années auparavant, avaient déjà réussi à mettre les registres sur l’agenda politique – sont revenus à la charge. Ils ont voté en faveur d’un amendement selon lequel tout citoyen devrait avoir accès au registre sans avoir à démontrer un « intérêt légitime ». Dans les commissions des affaires économiques et des libertés civiles, le vote fut quasi unanime : 89 voix pour, une voix contre, et quatre abstentions, parmi lesquelles celle de l’eurodéputé luxembourgeois Frank Engel (CSV).
Blocade luxembourgeoise Depuis, certains gouvernements nationaux freinent des quatre fers. À tel point que la présidence maltaise n’aura pas réussi à définir un compromis. Faisant référence à l’échange automatique des rulings adopté sous présidence luxembourgeoise, Le Soir avait remarqué que le gouvernement maltais avait « laissé passer sa chance de crâner à la luxembourgeoise ». La présidence estonienne n’aura guère fait mieux. Ce mardi, le « trilogue » entre Conseil, Parlement et Commission a tourné court, la présidence estonienne débarquant à Strasbourg sans mandat de négociation. Un câble du gouvernement allemand décrit le Luxembourg à la tête d’une coalition composée de Chypre, Malte, l’Autriche, l’Irlande et de la Grande-Bretagne, rejoints pour l’occasion par la Pologne et la République tchèque. Cette alliance hétéroclite, rassemblant les usual suspects de la finance offshore et les populistes eurosceptiques de l’Est, estime qu’il ne faudrait surtout pas hâter les négociations autour d’une ouverture publique des registres centralisés.
Au Luxembourg, certains voyaient dans le registre centralisé un hommage à l’économiste Gabriel
Zucman et à son cadastre financier mondial qui devra être pour les HNWI d’aujourd’hui ce que le cadastre foncier avait été pour la noblesse et le clergé : la fin du privilège fiscal. Dans un article paru en décembre 2016 dans Jurisnews, Thierry Pouliquen, un avocat spécialisé dans l’anti-blanchiment, voyait, quant à lui, le level-playing-field menacé : « Seule région du monde où de tels registres seront imposés, l’Union européenne n’a-t-elle pas sonné le glas de l’attractivité juridique et économique des sociétés créées sur son territoire ? »
Paradoxalement, la plupart des banques ne sont pas mécontentes d’avoir bientôt un accès à un registre perçu comme une sorte de Google parallèle. « Cela leur facilitera le travail : elles sauront désormais où aller pêcher l’information », estimait ainsi en 2015 la membre du comité de direction de l’ABBL, Catherine Bourin, face au Land. Aujourd’hui, les compliance officers doivent piocher dans des bases de données privées comme « World Check » ou « Factiva » pour dégotter les UBO et autres PEP (politically exposed person), voire, en cas de cliens récalcitrants, embaucher des enquêteurs privés sur place. Un registre centralisé permettra de croiser ces informations et de réduire ainsi le risque pénal auquel sont exposés les banquiers.
In trusts we trust Le gouvernement luxembourgeois créera deux registres : un pour les 125 360 sociétés commerciales (dont presque la moitié sont des holdings à substance nulle ou minimale), et l’autre pour les fiducies et trusts. Les fonctionnaires du ministère des Finances ont dû partir d’une page blanche, ce qui expliquerait le retard dans la transposition. Car personne ne sait au juste combien de fiducies et de trusts ont été récemment commercialisés par les banquiers, avocats et experts-comptables. (Les acteurs interrogés en estiment le nombre à plusieurs milliers.) Puisque, de jure, les trustees deviennent propriétaires des actifs, ils sont également très exposés, et ce serait donc la « prime de risque » qui justifierait la hauteur des prix facturés pour les trusts. (Comptez 10 000 à 15 000 euros par an ; contre 2 500 euros pour une société panaméenne ou une BVI.) Le business aurait atteint son pic vers 2007, pour ensuite se tasser, assommé par la pression réglementaire.
La « blissfull ignorance » sur la prolifération des trusts est due au fait que, jusqu’ici, ces produits peu régulés n’étaient répertoriés par aucune autorité étatique. Selon la quatrième directive, seules les « autorités compétentes » devraient avoir accès au registre des trusts. Mais, au niveau européen, la pression politique pour un élargissement du droit d’accès s’est amplifiée suite aux Panama et Paradise Papers. Pour la clientèle, la perspective de se retrouver dénudé dans un cadastre, pourrait créer un certain malaise. Car les trusts sont souvent utilisés pour régler des histoires délicates de succession, que ce soit pour remercier une maîtresse cachée ou punir un fils ingrat. Les trusts anglo-saxons permettent ainsi de dissimuler la richesse devant les héritiers, voire de court-circuiter le Code civil et sa réserve héréditaire qui avait été pensée comme un moyen pour morceler les héritages et briser ainsi la domination de l’aristocratie.
En juillet 2003, le Parlement luxembourgeois avait ratifié à la quasi-unanimité (avec la seule abstention du député ADR, Aly Jaerling) la Convention de La Haye sur la reconnaissance des trusts. À la tribune de la Chambre, le député (CSV) et avocat d’affaires (Elvinger, Hoss & Prussen), Patrick Santer, réduisait les raisons d’être de ces structures à l’idéal caritatif : « Par exemple pour protéger les orphelins, pour des buts caritatifs, comme alternative à une hypothèque, pour régler des successions, pour gérer un centre culturel et ainsi de suite. » Or, le trust, la fiducie et l’Anstalt sont également des outils d’optimisation fiscale. Estimant que la fiducie luxembourgeoise ne présentait pas suffisamment de garanties d’étanchéité par rapport aux pression des agents du fisc, des créanciers ou des héritiers, la place financière vendait des trusts de plus en plus exotiques, passant par Panama, Jersey ou Lichtenstein, suivant en cela les juridictions les plus en vogue.
Du frigo à la morgue La fondation patrimoniale, un trust luxembourgeois imaginé par l’ancien ministre des Finances Luc Frieden (CSV), devait permettre aux cabinets d’avocats de vendre un produit normatif bien de chez nous. Le projet de loi fut co-écrit par l’avocate spécialisée dans le conseil aux grandes fortunes, Simone Retter. Elle exhibe son rôle para-législatif sur son site : « She has been extensively involved in the drafting of the private wealth foundation legislation ». Et d’ajouter : « Previously she has drafted the law on family office activities in Luxembourg enacted by the Luxembourg parliament on 21 December 2012. » La vision qui se dégage de ce passage est celle d’un secteur financier qui tient la plume et d’une Chambre qui enregistre.
En se référant à la « protection de la vie privée » et à la « sécurité des familles », la fondation patrimoniale voulait « rencontrer le besoin légitime de familles fortunées de limiter la visibilité sur leur patrimoine ». Le projet de loi ne prévoyait ni obligation de déposer les comptes annuels au registre de commerce, ni de publier le nom du bénéficiaire économique. La chronologie de la fondation patrimoniale fournit un cas d’école de mauvais timing. Déposé en juillet 2013, trois mois après l’annonce de la fin du secret bancaire et trois mois avant les élections anticipées, le projet de loi reçut le feu vert de la Commission parlementaire trois jours avant l’éclatement de « Luxleaks ». Il fut illico « mis en veilleuse » en attendant de voir à quoi ressemblerait le registre centralisé. Luc Frieden avait promis plus que Pierre Gramegna n’aura pu tenir : Si « Luxleaks » avait mis la fondation patrimoniale (du moins dans sa forme initialement prévue) au frigo, le registre centralisé l’aura envoyé à la morgue.