Quand la Cour ferme les yeux sur le dévoiement des traités européens

Petits arrangements entre amis

d'Lëtzebuerger Land vom 15.01.2021

Les États membres de l’UE font cavaliers seuls et changent de casquette dans des dossiers sensibles. Leurs décisions échappent complètement au contrôle du Parlement européen et/ou de la Cour de justice européenne laquelle, de son côté, ferait preuve d’une passivité coupable. La doctrine se passionne pour ce dévoiement de la prise de décision européenne dans le cadre de deux dossiers récemment devenus célèbres : L’accord UE-Turquie sur les réfugiés syriens et le renvoi de l’avocate générale Eleanor Sharpston pour cause de Brexit.

Mais tout a commencé en 1990, lorsque, dans la nuit du 29 au 30 avril, le cyclone Marian s’abat sur le Bangladesh faisant des centaines de milliers de morts. Le 13 mai suivant, sous la présidence de Jacques Poos, ministre luxembourgeois des Affaires étrangères, une aide d’urgence est décidée. On peut lire dans le procès-verbal de la réunion que « les États membres réunis au sein du Conseil, sur la base d’une proposition de la Commission, ont décidé, dans le cadre d’une action communautaire, d’une aide spéciale de soixante millions d’écus pour le Bangladesh. (...) Cette aide sera intégrée dans l’action générale de la Communauté vers le Bangladesh ». Il est aussi prévu que la Commission européenne assurera la coordination d’ensemble de ces soixante millions d’écus. Le communiqué de presse qui s’ensuit a pour titre « Aide au Bangladesh – conclusions du Conseil ». Le Parlement européen n’est pas en soi opposé à cette aide mais, au nom de ses prérogatives budgétaires, veut être consulté. À son étonnement, le Conseil lui explique que, malgré les apparences, cette aide n’a pas été décidée par lui. C’est une « une action collective » des gouvernements qui échappe au contrôle des députés européens. Le Parlement s’en offusque jusqu’à lui intenter un procès devant la Cour de justice européenne, laquelle donne raison au Conseil et s’estime incompétente pour statuer dans ce dossier puisque la Cour peut seulement contrôler la légalité des actes du Conseil.

La même année, il est décidé d’injecter douze milliards d’écus dans la quatrième convention signée entre les pays ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique) pour laquelle un nouveau Fonds européen de développement est créé. Comme l’affaire se complique, le Parlement s’adjoint les services d’un professeur de droit de l’université de Lausanne, spécialiste dans les affaires de compétence, pour faire dire par la Cour de justice que ces dépenses sont de toute évidence des dépenses communautaires et qu’elles doivent être soumises aux règlements financiers communautaires et bien sûr au contrôle du Parlement européen et des juges européens. La Cour lui donne tort. Les États membres ont le droit de prendre des engagements avec des pays tiers « collectivement ou individuellement ». Ces engagements sont donc des décisions extracommunautaires.

Un quart de siècle plus tard, ces deux affaires refont surface pour justifier une décision qui, pour de nombreux universitaires, relève du tour de passe-passe. Le 18 mars 2016 à 17 heures 30, le Conseil de l’UE publie une déclaration UE-Turquie sous forme de communiqué de presse publié conjointement avec en tête du secrétariat du Conseil européen et du Conseil de l’Union européenne, document attestant de l’accord passé avec la Turquie dans le cadre de la gestion des flux migratoires. Moyennant un premier versement de trois milliards d’euros, la Turquie s’engage à reprendre les migrants illégaux arrivés en Grèce étant entendu que pour chaque Syrien entré illégalement en Grèce, puis refoulé, l’UE prendrait un Syrien déjà installé dans un camp de réfugiés en Turquie. L’UE, lit-on encore dans ce communiqué, accepte d’améliorer ses règles tarifaires en faveur de la Turquie, de relancer le processus d’adhésion de la Turquie à l’UE et d’accélérer les mesures visant à supprimer les visas pour les Turcs, une ancienne revendication de la Turquie qui a même fait l’objet d’un arrêt de la Cour de justice européenne, infructueux pour les Turcs.

Trois demandeurs d’asile attaquent la déclaration UE-Turquie devant la justice européenne estimant qu’elle enfreint leurs droits fondamentaux et va à l’encontre des dispositions internationales sur les réfugiés. Ils veulent que la justice européenne en contrôle le contenu. Car, disent-ils, la déclaration EU-Turquie est un acte attribuable au Conseil européen matérialisant un accord international conclu le 18 mars entre l’UE et la République de Turquie.

Le Conseil se défend, arguant qu’il ne s’agit que d’une simple déclaration politique prise par les chefs de gouvernement collectivement. Mais pourquoi signer une déclaration « UE-Turquie » et mentionner systématiquement l’Union européenne comme acteur principal ? La réponse est que, pour que les journalistes et le grand public comprennent, il faut faire simple ! Il faut « des formulations simplifiées, des termes de langage ordinaire et des raccourcis (sic) », utiliser par conséquent le terme UE au lieu de parler des États membres ! Le Tribunal européen accepte l’argument et se déclare par conséquent incompétent pour contrôler les termes de cet accord passé par les États membres. En appel, la Cour de justice confirme. De nombreux commentaires se révèlent hostiles aux cours européennes. Comment ne pas voir y voir une décision de l’UE, écrivent Mauro Gatti et Andrea Ott respectivement des universités de Bologne et de Maastricht. Cette initiative s’inscrit à l’évidence dans le plan d’action joint UE-Turquie intensifiant leur coopération pour soutenir les réfugiés syriens, du 15 octobre précédent. Les trois milliards proviennent du budget communautaire ou de contributions gouvernementales intégrées dans ledit budget. L’échange prévu, la gestion de la crise par les Turcs contre les visas, la reprise des négociations d’adhésion et les droits tarifaires, est une forte présomption qu’il s’agit de l’EU. Comme la présence des présidents de la Commission et du Conseil européen, le lieu de la réunion dans les locaux du Conseil, et la date, le second et dernier jour d’une réunion du Conseil.

La quatrième affaire généralement associée à cette problématique de dévoiement de la décision communautaire est l’affaire Sharpston. Avocate générale auprès de la Cour européenne, Eleanor Sharpston défie les autorités européennes et fait savoir qu’elle ne quittera la Cour qu’à la fin de son mandat en octobre 2020, malgré la sortie de l’UE de son pays d’origine, le Royaume-Uni. Pour elle, la nature de son contrat et ses fonctions sont différentes de celles des juges britanniques de la Cour lesquels ont dû plier bagage le jour de la mise en vigueur de l’accord de retrait du Royaume Uni de l’UE, le 31 janvier 2020. Elle attaque donc la Déclaration de la Conférence des États membres du 29 janvier qui la somme de partir, de même que la décision EU de ladite conférence qui la remplace par un Grec le 2 septembre 2020. Inutile de revenir sur cet épisode rocambolesque où se mêlent conciliabules à haut niveau et précipitation en vue de se débarrasser au plus vite de la Luxo-britannique devenue gênante. (Land, 18.09.20). Le fait que ce soit la conférence et non le Conseil qui traite l’affaire n’est en soi pas une surprise. Le personnel judiciaire européen, c’est le pré carré des gouvernements nationaux. Il n’y a d’ailleurs pas d’ambiguïté dans le Traité sur le fonctionnement de l’UE. Il y est écrit que les membres de la Cour sont nommés d’un commun accord pour six ans par les gouvernements des États membres, après consultation du comité prévu par l’article 255.

« Un État membre propose seulement un candidat selon une procédure souvent assez vague et sait que les autres États membres vont l’accepter de peur que leur propre candidat soit contesté. Il en toujours été ainsi », rappelle un avocat. Eleanor Sharspton sait tout cela et veut faire endosser les décisions qu’elle conteste par le Conseil parce-que, dit-elle, leurs effets juridiques la concernent et concernent aussi l’UE dont la Cour est l’une des principales institutions. À la suite d’une procédure en référé complexe, Sharpston voit son affaire confiée à un juge irlandais qui demande un peu de temps pour réfléchir car, dit-il, la situation est complexe. Les États membres, en faisant immédiatement appel de cette ordonnance lui coupe l’herbe sous le pied. La Vice-présidente de la Cour Silva de Lapuerta prend le lendemain une ordonnance dans laquelle elle explique que la décision des États membres échappe à tout contrôle de la Cour. Les États-membres lui ont expliqué qu’une conférence des représentants des gouvernements « constitue une dimension intergouvernementale rare dans le système complexe du droit de l’Union », utilisée pour certaines questions « très spécifiques et particulièrement sensibles », telles que la nomination des juges et la fixation des sièges des institutions. 

Malgré le caractère provisoire de cette ordonnance, mais à cause de son contenu, des sources proches de la Cour expliquent alors que l’affaire Sharpston est pliée. Cette méthode intergouvernementale a été très critiquée, mais plus encore la Cour. Dans un article paru dans la Revue des droits de l’homme cruellement intitulé « La CJUE ou les singes de la sagesse » (qui, faut-il le rappeler, ne voient, n’entendent ni ne parlent), un spécialiste de la question, Antoine Guérin, dénonce les décisions judiciaires européennes qui valident « l’utilisation passée et future de la méthode intergouvernementale dans les affaires d’asile pendant les périodes de crise ». L’affaire Sharpston confirme aussi la méthode intergouvernementale pour la nomination des juges et des avocats généraux. Iris Goldner Lang, titulaire d’une chaire Jean Monnet et professeure de droit à l’université de Zagreb, citée par Guérin, accuse la Cour de « passivisme judiciaire », lequel serait un sous-groupe de l’activisme judiciaire, un concept développé dans les années 40 par l’Américain Arthur Meier Schlesinger Jr à propos de la Cour suprême des États-Unis. Pour Iris Goldner Lang, la Cour de justice européenne serait judiciairement passive lorsque, « en identifiant une situation donnée comme ne relevant pas du champ d’application du droit communautaire, [elle] n’examine pas le fond d’une affaire donnée et choisit activement de ne pas agir ».

Dominique Seytre
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