La finance et le risque climatique

Encore un effort

d'Lëtzebuerger Land du 26.04.2019

Il faut croire que la prise de conscience est récente. Ce n’est en effet que fin octobre 2015, dans un discours intitulé « Breaking the Tragedy of the Horizon – Climate Change and Financial Stability » et prononcé devant le Lloyd’s of London que le gouverneur de la Banque d’Angleterre et président du Financial Stability Board, Mark Carney, évoqua pour la première fois la menace sans précédent que le changement climatique faisait peser sur la stabilité du système financier. Six semaines après sa déclaration, le 12 décembre 2015, était adopté l’Accord de Paris sur le climat.

Depuis cette date, les régulateurs financiers ont cherché à savoir comment les banques et les compagnies d’assurance se préparaient à l’appliquer. Dans ce but, lors du « One Planet Summit » organisé à Paris en décembre 2017, a été lancé le Network for Greening the Financial System (NGFS), un réseau rassemblant une trentaine de banques centrales et de superviseurs du monde entier, ainsi que cinq observateurs représentant diverses institutions internationales.

Les autorités poursuivent deux objectifs. En premier lieu, vérifier que les institutions financières ont bien identifié les risques associés au changement climatique et qu’elles ont mis en place des structures et des procédures appropriées pour leur gestion. Ensuite, mettre en place les conditions favorables au financement de la transition vers une économie « bas carbone ». Selon un tout récent rapport du GIEC sur le réchauffement de la planète, les besoins en investissements dans les énergies propres sur la planète entière atteindraient 2 400 milliards de dollars par an jusqu’en 2035, soit 2,5 pour cent du PIB mondial.

C’est dans ce cadre qu’il faut situer la publication, le 10 avril, par le « gendarme » français de la banque et de l’assurance, l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), de deux documents après une collecte de données, réalisée au cours de l’été et de l’automne 2018, auprès des principaux groupes. À la lecture de leurs conclusions, qui valent probablement pour de nombreux pays, au moins en Europe, le chemin parcouru semble encore modeste au regard des risques encourus.

Il existe trois grands risques directement associés au changement climatique, sachant que les risques environnementaux et ceux relatifs à la biodiversité ne sont pas abordés. Ils sont très différents par leur nature, leur ampleur et la manière dont ils sont traités. Le superviseur insiste beaucoup sur l’identification des « canaux macro-économiques et financiers » par lesquels ces risques pourraient affecter les banques et les assurances.

Le premier est le risque physique (ou matériel) qui mesure l’impact direct du changement climatique sur les personnes et les biens : sécheresse, inondations, épisodes climatiques extrêmes, etc. Les banques et les assurances européennes y sont peu exposées car leur activité est plutôt située dans des « zones jugées peu vulnérables au regard des scénarios de changement climatique actuellement disponibles », pour l’essentiel (75 pour cent) dans l’Union européenne et plus rarement aux États-Unis et en Asie. De ce fait, elles y sont peu sensibilisées et seuls des « progrès modestes » ont été faits pour l’appréhension de ce risque.

Mais dans le secteur de l’assurance, l’augmentation de la fréquence et du coût des évènements climatiques extrêmes a amené les compagnies à développer des mesures très fines de localisation des personnes et des biens assurés. Des conséquences sur la tarification sont déjà visibles. À terme pourrait se poser la question de l’assurabilité de certains risques, avec des implications pour les politiques publiques et les coûts de financement. Par contraste, les données collectées par les banques sont insuffisamment détaillées, en particulier en ce qui concerne leurs expositions géographiques.

Le deuxième risque, celui de la transition, résulte d’une modification du comportement des agents économiques en réponse à la mise en place de politiques énergétiques ou de changements technologiques. A priori, les institutions financières y sont davantage exposées, du moins en France. Selon l’ACPR, la part des vingt secteurs les plus carbonés représentaient 12,2 pour cent des encours nets de crédit des sept principaux groupes bancaires en 2017, en légère diminution par rapport à 2015, tandis qu’environ dix pour cent des placements des assureurs français étaient investis dans des secteurs sensibles (secteurs producteurs ou consommateurs d’énergies fossiles, d’électricité ou de gaz).

Mais des « progrès notables » ont été réalisés pour maîtriser ce risque, avec le développement d’outils d’analyse des portefeuilles pour en piloter la « décarbonation progressive. À nouveau, l’expérience des assureurs en matière de gestion des risques climatiques est plus avancée que celle des banques, avec l’utilisation régulière de sévères tests de résistance. Cependant leur horizon n’est que de cinq ans en moyenne, alors que le risque de transition est supposé se matérialiser à plus long terme (2030-2050). De plus, les critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) utilisés par les organismes d’assurance peinent à intégrer une vision prospective de ce risque.

Le problème se situe plutôt du côté du risque de responsabilité, qui correspond aux charges financières que supporterait une personne morale reconnue responsable du réchauffement climatique. Il pèse assez lourd sur les banques et les assurances. De façon directe, car si ces institutions sont convaincues d’avoir elles-mêmes contribué aux conséquences du changement climatique, elles pourraient faire l’objet de demandes de dédommagement. De façon indirecte, si des entreprises clientes sont condamnées : par exemple, les banques qui les financent seraient alors soumises à un risque de contrepartie (non-remboursement de crédits) et un risque de réputation.

L’ACPR estime que le risque de responsabilité n’est pas encore bien analysé, surtout dans la banque de détail avec des établissements centrés sur leur marchés domestiques qui n’accordent pas suffisamment de moyens à « ces problématiques qui ne sont pas encore considérées comme prioritaires du fait de leur manque de matérialité immédiate ». Mais la situation pourrait s’aggraver compte tenu du nombre croissant de recours observés au niveau international contre des États et des entreprises.

Ainsi en octobre 2018, l’ONG Urgenda a fait condamner en appel l’État néerlandais pour n’avoir pas assez lutté contre le réchauffement climatique : il doit désormais « agir avec détermination et efficacité » pour respecter l’objectif de 25 pour cent de réduction d’émissions de CO2 d’ici 2020. En France en décembre 2018, quatre ONG (Greenpeace, Oxfam, la Fondation Nicolas Hulot et l’association Notre affaire à tous), ont décidé d’attaquer l’État pour inaction climatique, après avoir lancé une pétition signée en quelques jours par plus de deux millions de personnes, la plus populaire de l’histoire de ce pays.

L’ACPR considère toutefois que « l’identification d’un lien de causalité entre les conséquences du changement climatique et l’action d’une entreprise, et a fortiori d’une banque, demeure un défi considérable ». Ce qui pourrait expliquer le retard des établissements financiers dans ce domaine, les banques s’abritant par ailleurs derrière la faible « granularité » de leurs données.

Néanmoins, si la gestion des trois grands risques associés au changement climatique est perfectible, le superviseur français décerne un satisfecit aux établissements bancaires et aux organismes d’assurance en matière de gouvernance générale. Presque tous ont adopté des stratégies se référant à l’Accord de Paris sur le climat. En plus des annonces régulières de politiques de retrait de certains secteurs particulièrement émetteurs de gaz à effets de serre, ils ont mis en place une information régulière de leurs dirigeants sur les expositions au risque climatique. D’autre part, ce dernier est de plus en plus intégré aux procédures de gestion des risques financiers auxquels ces institutions sont exposées, alors que jusqu’à une date récente, il était surtout perçu comme un risque de réputation.

Mais le superviseur déplore que les progrès constatés soient très variables selon les entreprises et regrette surtout « l’absence de déclinaison opérationnelle des stratégies climatiques au niveau des lignes de métiers ». Sa priorité est actuellement la mise en œuvre de tests de résistance au risque climatique, en encourageant le développement d’outils de quantification de celui-ci dans le bilan des institutions financières.

Et dans le même temps...

Un rapport publié le 20 mars par six ONG américaines et intitulé « Banking on Climate Change 2019 » a révélé que 33 banques mondiales ont financé à hauteur de 1 900 milliards de dollars des projets d’énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz) depuis l’adoption de l’Accord de Paris fin 2015 ! Les sommes, drainées vers quelque 1 800 sociétés, ont même régulièrement augmenté depuis. Sur ce total, 600 milliards de dollars ont été distribués à cent entreprises « qui développent le plus agressivement les combustibles fossiles ».

Les quatre plus gros financeurs sont des banques américaines : JP Morgan, Wells Fargo, Citigroup et Bank of America pèsent à elles seules 583 milliards, soit trente pour cent du total. Mais Barclays, Mitsubishi UFJ et la canadienne RBC sont également des bailleurs de fonds importants (315 milliards à elles trois, soit 16,6 pour cent). Les banques d’Europe continentale sont plus vertueuses : Credit Suisse, Deutsche Bank et BNP Paribas, respectivement aux 14e, 17e et 18e rang, totalisent 162,4 milliards. Aucune des 33 banques étudiées n’obtient de bonne note, car « aucune n’a pris l’engagement de sortir du financement des énergies fossiles en ligne avec la trajectoire, adoptée à Paris en 2015, d’un réchauffement limité à 1,5 degré ». gc

Georges Canto
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