Dans le débat public, c’est l’eau – et non le trafic ou le logement – qui s’impose comme limite incompressible à la croissance. Alors que, de la main d’œuvre à l’énergie, le Luxembourg importe tout, pourquoi ne pas également acheminer l’eau de la Grande Région, demande la Fédération des industriels luxembourgeois (Fedil). Son directeur, René Winkin, s’étonne de ce que le sujet soit traité de manière si « sentimentale » : « Depuis toujours, nous dépendons de l’importation de ressources très stratégiques ». Avant de buter sur le barrage, la Sûre ne traverse-t-elle pas les Ardennes belges ? Et les Wallons ne livrent-t-ils pas de l’eau aux Flamands ? Winkin, probablement le plus habile des représentants patronaux luxembourgeois, pousse le raisonnement de l’autarcie à l’absurde : « Le Luxembourg devrait dès lors également arrêter ses exportations de bière et d’eau minérale ; ces ressources d’eau devraient être injectées dans les réseaux nationaux ».
Dans une interview accordée au Land, la ministre de l’Environnement Carole Dieschbourg (Déi Gréng) s’était opposée à l’idée d’importer l’eau ; ce serait là une « question d’autodétermination ». « En tant qu’historienne », elle saurait que « celui qui a le pouvoir sur les ressources décide de ce qui arrive ». « Se livrer à des fournisseurs externes » enverrait un « mauvais signal ». Mais au-delà de ces réflexions géostratégiques, le refus d’annuler la finitude des ressources par le chéquier peut également être analysé comme une façon de maintenir la pression politique sur les modes de production agricole et industrielle.
En 2018, le top cinq des clients industriels du Syndicat des eaux du Sud (SES), qui réunit 22 communes de Septfontaines à Dudelange, étaient Arcelor-Mittal Belval (385 000 mètres cubes par an), Kronospan (284 000), Arcelor-Mittal Differdange (192 000), Luxguard (141 000) et Eurofoil (105 000). Une fois sa capacité de production atteinte, le producteur de yaourt Fage devrait utiliser 900 000 mètres cubes : autant que les cinq plus grands clients industriels du SES réunis ; autant que la consommation cumulée des communes de Frisange, Garnich, Koerich et de Reckange-sur-Mess. La multinationale grecque a besoin de cette eau pour rincer ses cuves. (En février 2018, Claude Steinmetz, ancien directeur de Luxlait et candidat CSV malheureux aux législatives, affirmait sur Radio 100,7 que Fage utiliserait l’eau « pour transformer la poudre en lait ». Or, il s’agit là d’une fake news. Fage travaillera exclusivement avec du lait frais, nous écrit le ministère de l’Environnement.)
Fage aurait fait « beaucoup d’efforts », estime Jean-Paul Lickes, le directeur de l’Administration de la gestion de l’eau. « En ce qui concerne la station d’épurement, nous leur avons beaucoup imposé ; si hu misse schlécken. Pour eux, cela représente un investissement réel. » C’est qu’en cas d’accident majeur, prévient Lickes, « l’Alzette serait morte ». Le lait est biodégradable, mais il a besoin d’énormément d’oxygène pour accomplir ce processus. Si jamais des milliers de litres de sérum coulaient dans l’Alzette, ils provoqueraient un retrait subit d’oxygène, ce serait l’infarctus pour tous les organismes vivants. « Pour sa station d’épurement, Fage aura besoin d’ingénieurs vraiment fit ».
La question commence à inquiéter les entreprises établies. Dans une interview publiée ce lundi dans le Quotidien, le nouveau directeur de Luxlait, Gilles Gerard, se positionnait dans cette concurrence future pour l’eau. « J’ai alerté l’Administration de l’eau en lui précisant que Luxlait ne souhaitait pas être prise en otage par Google [qui sera son voisin sur le Roost, ndlr.] Si dans cinq ou dix ans, j’ai 200 ou 300 millions de litres à transformer, je ne veux pas m’entendre dire que c’est Google qui consomme tout. »
Sur le dossier Google, « actuellement en instruction », Lickes n’en veut dire davantage. Seulement ceci : « On est en train de chercher des solutions innovantes ». Google serait « prêt à tout » pour réduire sa consommation d’eau : « Ils ont une image relativement verte ; ce n’est pas comme si Monsanto venait s’établir ». Le ministre de l’Économie, Etienne Schneider (LSAP), a récemment regretté la manière « un peu timide » qu’avait Google de communiquer avec la population. Dans ce contexte, « timide » est un bel euphémisme pour opaque.
C’est donc presque par hasard que les informations filtrent dans la presse. Ainsi le directeur de Luxlait disait-il avoir eu quatre réunions avec Google. Le mastodonte de l’Internet aurait été intéressé à récupérer une partie des 1 000 mètres cubes des eaux usées quotidiennement par la laiterie. « Mais il faut aussi savoir qu’il ne s’agira que d’une faible quantité de l’eau dont Google aura besoin », estimait Gerard.
Selon le maire de Bissen, Jos Schummer, Google demanderait une garantie pour 6 000 mètres cubes par jour. (Dans ses interventions, le Mouvement écologique évoque « cinq à dix pour cent de la consommation nationale », cette dernière s’élevant en moyenne à 125 000 mètres cubes.) Six millions de litres par jour : Le chiffre, à lui seul, donne le vertige. Mais, souligne Schummer, il serait « fictif », un chiffre de « pire scénario ».
Car un centre de données n’a pas besoin d’eau potable pour refroidir ses serveurs, de « l’eau grise » lui suffit. Celle-ci peut provenir d’une rivière, tout comme de la canalisation. De nombreux centres de données de Google utilisent ainsi les eaux des toilettes. Le raccordement à l’eau potable ne devrait donc pas être une source d’alimentation constante, mais une option de secours, déclenchée aux moments d’urgence. (L’efficacité d’un data center se mesurant par sa résistance aux coupures électriques et d’eau.) Le Syndicat des eaux du centre, auquel est rattaché la commune de Bissen, pourrait donc être forcé d’augmenter drastiquement ses capacités réservées auprès du Sebes, just in case.
« Haut klëmmt op eemol jidereen op d’héicht Päerd, mee bei Luxlait, do war et roueg. » Jos Schummer, défenseur du projet Google depuis les débuts, s’étonne de ce que l’installation en 2010 de Luxlait n’avait choqué personne dans sa commune, malgré une consommation d’eau de 1 000 mètres cubes par jour. (Fage utilisera 2 200 à 2 500 mètres cubes.) « Ce n’était tout simplement pas un sujet à discussion. Même pas pour l’ancien maire qui mène aujourd’hui, tambour battant, l’initiative contre Google. »
En effet, le modèle économique de Luxlait est peu économe. La coopérative produit, en petites quantités, environ 300 références : eggnog et cottage cheese, cancoillotte et gouda, pralinés glacés et lait Raïb. Or, entre chaque tour, les machines surdimensionnées doivent être rincées. Elles le sont avec de l’eau de source puisée à un kilomètre de la fabrique clinquante du Roost, payée grâce à la vente, pour 136,5 millions d’euros, des terrains de la laiterie situés en plein cœur de Merl. Cette semaine, le ministre de l’Agriculture, Romain Schneider (LSAP), était de passage au Roost pour féliciter Luxlait de « continuellement évoluer afin de diversifier sa gamme ». La coopérative laitière n’a pas vraiment le choix. Alors que les prix de la matière première sont au plus bas, ce sont les produits transformés, de niche, qui lui assurent une marge.
Or qu’arrivera-t-il dans le scénario – désormais probable – d’une canicule sévère et prolongée, quand l'Alzette, censée alimenter le data center, sera au plus bas et que Google devra pomper des millions de litres d’eau potable par jour pour refroidir sa ferme de serveurs. La question de la lutte pour les ressources, Blanche Weber, la présidente du Mouvement écologique, l’a radicalisée. « Dans une situation d’urgence, il faut se poser la question : Qui aura droit à l’eau ? Qui aura la priorité ? Les habitants ou Google ? Je crains qu’on ne se dise : Les gens pourront toujours acheter du Vittel, mais les serveurs, eux, vont clamser sans eau de refroidissement ». Le Mouvéco annonce opposer un recours au reclassement des terrains. « Mir ginn déi ganz Nummer duerch… »
D’après le scénario du ministère de l’Environnement, les limites de la consommation d’eau devraient être atteintes d’ici 2035. Et encore : Le scénario, qui se base sur les prévisions de croissance du Statec, n’aurait « pas entièrement pris en compte les effets du réchauffement climatique », concède Lickes. Dans la Ville de Luxembourg, la température moyenne est montée de 1,3 degrés Celsius, passant de 8,3 (entre 1861 et 1890) à 9,6 degrés Celsius (entre 1981 et 2010). En Europe, les cinq étés les plus chauds du dernier demi-millénaire ont tous eu lieu sur les quinze dernières années. Quant aux périodes de végétation, elles se sont allongées, raccourcissant la période durant laquelle la nappe phréatique peut se régénérer. L’eau est devenue un enjeu central qui déterminera la résilience des sociétés au changement climatique.
Pourtant, à étudier les chiffres publiés par le SES, on se rend compte que l’industrie consomme relativement peu. Dans les années 1920, elle engloutit autant que les communes ; en 1970, elle n’en consomme plus qu’un quart ; en 2016, un neuvième. Dans les années 1930, les besoins en eau de l’industrie baissent suite au choc de la grande crise et il faudra attendre 1943 – et la collaboration de l’Arbed à la guerre totale – pour la voir atteindre les niveaux de l’avant crise et dépasser les 1,99 millions de mètres cubes. À la fin des années 1960, l’industrie commencera à devenir plus gourmande : 2,6 millions en 1970 ; 3,9 millions en 1975 ; 4,1 millions en 1980. Le pic est atteint en 1991 : 4,5 millions. Puis commence la longue descente : À la fin des années 1990, la consommation annuelle tombe à trois millions. Depuis 2013, elle stagne autour de deux millions de mètres cubes.
Que le débat sur la consommation d’eau se focalise exclusivement sur l’industrie constitue une forme d’injustice historique, un anachronisme. C’est ce qu’a rappelé René Winkin ce mardi matin sur RTL-Radio. Il se demandait pourquoi « une nouvelle entreprise du tertiaire avec 500 employés sur la Cloche d’Or ne pose jamais problème », alors que c’est la place financière – et non l’industrie manufacturière – qui est responsable de la croissance démographique. C’est comme si le Luxembourg croyait en une croissance invisible, inodore et incolore. Ce fut la promesse initiale de l’offshore. Dans son avis sur le projet de loi des holdings, le Conseil d’État notait en 1929 que « les capitaux internationaux très importants investis dans ces holdings vivront chez nous une vie pour ainsi dire inerte et ne sauraient susciter des complications. »
La piste des importations a été testée par l’Administration de la gestion de l’eau. « On ne peut pas téléporter l’eau via Wifi, explique Jean-Paul Lickes. Ce sont des infrastructures souterraines, et les infrastructures souterraines sont toujours très chères ». Pour toucher des réserves en Allemagne, il faudrait ainsi prévoir jusqu’à 80 kilomètres de conduites d’eau. Si on y ajoute une fabrique de traitement et le raccordement au réseau national, on atteint facilement les 200 millions d’euros.
En contrepartie d’une taxe de prélèvement de 7 centimes le mètre cube, le SES, exploite d’ores et déjà trois sources situées en Belgique. Or, celles-ci n’apportent que 2 500 mètres cubes par jour. (La semaine dernière, alors que la canicule sévissait, le SES fournissait environ 60 000 mètres cubes.) Le SES songerait à augmenter ses importations provenant de la Belgique, dit son directeur, Tom Levy. Mais ce ne seraient pour l’instant que de « Gedanke-Spiller » et on n’aurait pas encore pris contact avec les autorités belges.
Il y a huit ans déjà, le SES avait été contacté par le Syndicat d’eau Fensch-Lorraine, qui lui proposait de vendre de l’eau provenant de mines abandonnées. Or, il ne s’agissait que de 6 000 mètres cubes par jour, une quantité trop réduite pour justifier la construction d’une onéreuse pipeline qui n’aurait pas bénéficié de subsides européens. Très riche en sulfate – comme l’est d’ailleurs l’eau minérale « Contrex » – l’eau pompée des mines a des effets corrosifs ; à l’état non traitée, elle ronge les réseaux d’approvisionnement, jusque dans les tuyauteries des maisons.
Dans sa vie antérieure, le maire de Metz, Dominique Gros (PS), était sous-directeur de l’Agence de l’eau Rhin-Meuse, spécialisé dans la lutte contre les pollutions industrielles. Il est peu optimiste sur la possibilité d’exporter de l’eau lorraine vers le Grand-Duché. « Les réserves sont limitées. D’ailleurs, on ne peut pas facilement acheter de l’eau en France, c’est un réseau qui s’organise. En plus, il faudrait garantir une certaine quantité, ce qui est compliqué. » Mais Dominique Gros, qui a récemment cosigné une lettre à Macron et à Merkel dans laquelle il exige des rétrocessions fiscales de la part du Luxembourg, préfère évoquer une autre ressource : « On cherche actuellement 130 infirmières pour le Centre hospitalier régional Metz-Thionville. Sans réussir à les trouver. Nos écoles infirmières tournent à plein, mais ces personnes, que nous avons formées à grands frais, vont travailler au Luxembourg. » À entendre le maire, on se demande si, étant donné le mépris affiché par le gouvernement luxembourgeois vis-à-vis de son « hinterland » lorrain, le Grand-Duché pourra à l’avenir s’attendre à des grands gestes de solidarité sur la question de l’eau.
Schlupp Musel
Faudra-t-il se résigner à boire l’eau de la Moselle ? L’idée était apparue dès décembre 1899 lors de la constitution du Syndicat des eaux du sud. Depuis quelques années, la Moselle comme source d’eau potable est remise en débat, et provoque étude sur étude. Le problème principal, c’est la température de la Moselle qui monte jusqu’à 28 degrés en été, bien que la Centrale de Cattenom devrait, en théorie, limiter ses rejets thermiques durant les canicules. À cela s’ajoute une très forte teneur en chlorures (deux fois plus élevée que les valeurs recommandées). Cette pollution provient principalement de Novacarb, une gigantesque usine de carbonate de sodium installée sur les rivages de la Meurthe et dont les 130 hectares de bassins d’épuration marquent le paysage périurbain de Nancy. « Dans la Moselle, on commence à trouver des organismes qui sont proches de ceux qu’on trouve dans l’eau salée », constate Jean-Paul Lickes. Pour dessaler l’eau de Moselle, il faudrait procéder par nano-filtration, très gourmande en énergie. La Mosellane des Eaux avait lancé un projet pilote, présentant la Moselle comme « plan B » en cas d’urgence. Elle a rapidement suspendu l’expérience, considérée comme trop chère. bt
Qualité d’eau en 1900
Situé sur la ligne de partage entre les bassins hydrographiques du Rhin et de la Meuse, le Luxembourg est pauvre en ressources aquatiques. À la fin du XIXe siècle, le Sud du pays, happé par le boom de l’industrialisation, devait aller puiser ses sources d’approvisionnement jusque dans la vallée de l’Eisch, dans la formation géologique du « grès de Luxembourg ».
C’est que, dans les villes ouvrières surpeuplées, la situation était devenue dramatique. Les sources d’eau potable étaient détruites par l’exploitation minière ou contaminées par les excréments et les abattoirs. Tous les ans, par manque d’eau de bonne qualité, la fièvre typhoïde sévissait. En 1911, la Gelsenkirchener se plaignait de « pilzähnliche Körperchen », que contenait l’eau du robinet. L’analyse du laboratoire confirmait que l’eau contenait des traces d’ammoniaque, des matières organiques et des « flocons blancs et bruns », se composant « de fibres textiles (coton, lin, poils d’animaux, etc.) […] mêlées à des souillures de toutes sortes ». bt