Le temps d’une courte éclaircie, quelques sourires se manifestent sur les visages des gens de la pluie, qui ont répondu présent à l’appel du Blues’n’Jazz Rallye, malgré un temps capricieux. En début de soirée, le parking de la place Auguste Engel, en plein cœur du Grund, accueille le trio Strasbourgeois Emile Londonien. Nils Boyny au clavier, Matthieu Drago à la batterie et Théo Tritsch à la basse sont lumineux. Leur musique hybride, aussi londonienne que fortement ancrée dans la jeune scène française actuelle fait de l’effet. Ils remercient l’audience présente et saluent le nombre de concerts programmés sur la même soirée, assez impressionnant comme chaque année. Une soixantaine à la louche, répartis entre huit scènes principales, les bars/restaurants partenaires et d’autres initiatives plus officieuses et dissidentes. Le set se termine avec une superbe reprise de Strength de Roy Hargrove & The RH Factor sous une nouvelle averse. Les sourires ne s’effacent pas pour autant. C’est donc plutôt la musique dans l’air qui fait marcher les gens de la pluie. DJ PC prend la suite pour un set de rap old school toujours bon à prendre. Il arbore un t-shirt « sampling is not a crime », dont acte.
Le quartier est bondé. Des agents de sécurité font la circulation. On se presse au « nouveau » Liquid Bar qui est resté dans son jus. Des gens de passage en font le tour comme dans un musée. Le festival d’un soir, généraliste mais pas totalement vidé de sa substantifique moelle jazz et blues, ne manque pas d’ambition. La programmation est plutôt atypique, en témoigne la présence dans la cour de Neimënster, du bassiste américain MonoNeon. Personnage haut en couleur, reconnaissable à ses couvre-chefs texturés et bariolés et surtout à son groove. Portés par la foule et par le mouvement, on ne s’attarde pas tellement, d’autant plus qu’on a finalement du mal à ressentir une émotion musicale proportionnelle à l’excentricité visuelle observée. Sur la route de Clausen, des échos mélodiques fusent de toutes parts. On entend par exemple du grabuge quelque peu enjoué qui s’élève derrière le ministère de l’Éducation nationale. Sûrement une fanfare d’école ? Mea culpa, il s’agit en fait du Big Band Opus 78.
Au Melusina, qui retrouve lors des concerts son aura d’antan, est programmée une partie de la fine fleur de la scène locale. Sur l’estrade Greg Lamy s’allie à Marc Demuth et à Jeff Herr pour un concert réconfortant. Sur un morceau inédit, on voit le guitariste penché, les yeux plissés vers ses partitions. Le trio éphémère improvise un peu. S’enchaînent quelques morceaux imparables dont une reprise très appréciable de I Know et sa ligne de basse irrésistible. Par rapport aux années précédentes, deux ou trois scènes semblent avoir disparu sur la route du Parc Mansfeld, transformé en village festivalier assez complet. Pour se protéger de la pluie, on passe d’un bar à un autre. On y entend du blues et encore du blues. Au Big Beer Company, l’ambiance bavaroise se marie bien avec le jeu puriste des Nightcallers.
Arrive le grand dilemme du soir. Au même moment vont performer deux formations de talent qui éclipsent franchement la majorité de la programmation. D’un côté The Comet is Coming, portée par Shabaka Hutchings, très grand saxophoniste britannique, et de l’autre, la formation du trompettiste et arrangeur japonais Takuya Kuroda, aussi rare que complète. Impitoyable, on se souvient que les premiers avaient été décevants à Dudelange, au Like a Jazz Machine en 2017. Puisque l’espèce humaine n’est pas dotée du don d’ubiquité, le choix est fait. On se dit d’abord que grand mal nous a pris. Takuya Kuroda commence sa prestation avec plus de vingt minutes de retard, sur les chapeaux de roues toutefois. Parker McAllister est à la basse, David Frazier est à la batterie, Craig Hill est au saxophone et Lawrence Fields au clavier. La foule, compacte et qui grossit à vue d’œil est happée par le jeu de Kuroda, étonnant de bout en bout. Le trompettiste joue juste, c’est-à-dire juste comme il faut. Du zèle, un peu de show off élégant mais aucune esbroufe. La troupe, en pleine tournée européenne, semble performer non pas pour le public mais pour une divinité invisible à nos yeux. Le concert est rodé et plein de surprise. De la haute voltige, les pieds sur terre, pour une édition égale aux précédentes et avec laquelle on ne boude pas notre plaisir.