Depuis que la crise s’est éloignée, on pensait le problème réglé, d’autant qu’à l’exception de cas particuliers, il n’a pas fait les grands titres de la presse économique. Il n’en est rien, si l’on en croit Mario Draghi, le président de la BCE, qui, à l’occasion d’un colloque organisé début novembre a déclaré que « la question la plus importante actuellement est celle des prêts non performants ».
Cette expression, traduction directe de l’anglais « non performing loans » (en abrégé NPL), est pudiquement utilisée pour désigner les créances douteuses qui grèvent les bilans des banques de l’UE depuis plusieurs années. Selon la BCE, qui a pu collecter des données sur seize des 19 pays de la zone euro, ces prêts qu’entreprises et ménages éprouvent des difficultés à (ou ne peuvent plus) rembourser (impayés depuis trois mois et plus) se montaient encore fin mars 2017 à 865 milliards d’euros, soit 5,92 pour cent des actifs des banques des pays étudiés. C’est mieux que fin 2015 quand la proportion dépassait encore sept pour cent mais encore très lourd, environ trois plus que dans les autres grandes régions du monde, justifiant les propos tenus par Vitor Constâncio, vice-président de la BCE, en février dernier. Pour l’ancien banquier central portugais, il s’agit « d’une des principales raisons expliquant la faible profitabilité agrégée des banques. Le rendement du capital des banques de la zone euro est passé sous les cinq pour cent, ce qui ne couvre pas le coût estimé du capital ».
De son côté, en avril dernier, la directrice générale du FMI, Christine Lagarde, avait réclamé que l’on achève « le nettoyage complet du secteur financier dans certains coins d’Europe, particulièrement dans le sud ». En effet, les « bad loans » (à 90 pour cent des crédits aux particuliers) sont très concentrés sur certains pays et établissements, avec des écarts considérables entre les meilleurs élèves et les cancres. Le ratio dépasse dix pour cent dans six pays : la Grèce, l’Italie, Chypre, l’Irlande, le Portugal et la Slovénie. La Grèce détient le triste record de la proportion de mauvaises créances (46,3 pour cent, soit presque la moitié, sont irrécouvrables en totalité ou en partie). En Italie, le pourcentage est moindre (14,8 pour cent) mais, compte tenu de la taille des banques italiennes, elles représentent à elles seules quelque trente pour cent du total des NPL alors que ce pays ne pèse que 11,5 pour cent des crédits bancaires de la zone euro. En revanche, les créances douteuses ne s’élèvent qu’à 3,5 pour cent des encours de prêts des banques françaises et 2,3 pour cent des néerlandaises, le Luxembourg étant le pays le plus vertueux avec un taux de 1,63 pour cent seulement au printemps 2017, à quasi-égalité avec la Finlande. Tous pays confondus, les établissements petits et moyens sont plus touchés que les grandes banques systémiques.
Constat assez inquiétant : le phénomène ne se résorbe que lentement, ce qui fait peser un risque pour la stabilité du système financier et empêche les pays les plus atteints de relancer leurs économies. Depuis 2014, la diminution du stock n’a ainsi été que d’environ 70 milliards d’euros par an en zone euro. À ce rythme, selon l’Autorité bancaire européenne (ABE), qui évalue les bad loans à plus de mille milliards dans toute l’UE, il faudrait au moins dix ans pour un apurement complet. Le cabinet KPMG a même évoqué « plusieurs décennies ».
La BCE souhaite accélérer le mouvement, car tant que leurs bilans sont plombés par les prêts douteux, les établissements les plus atteints ne peuvent « libérer leur capital » et ainsi profiter de la politique monétaire accommodante de la banque centrale qui cherche à soutenir la croissance en développant la distribution de crédits.
Le 20 mars, la BCE a publié ses « lignes directrices » pour le traitement des NPL dans les comptes des banques. Elles ont été renforcées le 4 octobre, quand a été présenté un « projet d’addendum » qui est soumis à une consultation publique jusqu’au 8 décembre. Ce texte propose de durcir le traitement comptable des créances douteuses, qui ne sont actuellement provisionnées qu’à soixante pour cent en moyenne en Europe : « Les banques sont invitées à assurer une couverture intégrale de la fraction non garantie au plus tard après deux années et au plus tard après sept années en ce qui concerne la part garantie ».
Comme le provisionnement à cent pour cent de l’ensemble des NPL aurait des incidences dévastatrices sur la rentabilité des banques, le dispositif ne s’appliquera qu’aux nouvelles créances douteuses, à partir du 1er janvier 2018. Reste à savoir comment accélérer le délestage du stock existant. À ce sujet, la BCE a demandé à toutes les banques ayant un encours élevé de NPL de lui proposer avant le 30 juin 2018 une « stratégie précise de réduction », en justifiant auprès des autorités de surveillance « tout écart par rapport aux lignes directrices » en matière de pratiques de provision comptable et d’enregistrement en pertes.
La BCE a prévenu par ailleurs qu’elle dévoilera d’ici fin mars 2018 des « dispositifs transitoires appropriés » sans autre précision. C’est là que resurgit l’idée de créer une bad bank européenne. Ce terme désigne une structure juridique de « défaisance » publique ou privée où sont logées les créances douteuses avant d’être cédées sur une longue période (quinze ans en Espagne) avec le moins possible de pertes, souvent à des investisseurs spécialisés comme les fameux « fonds vautours ». Pendant la crise économique plusieurs États ont mis en place ce type d’entités, soit pour le sauvetage de banques précises (France, Belgique, Luxembourg, Allemagne) soit avec une vocation plus générale (Espagne, Irlande). Comme elles ont plutôt bien fonctionné, il a été envisagé de les étendre à d’autres pays. Mais tous ne sont pas éligibles (trop fragiles ou trop petits) et en Italie par exemple, au début 2016, le projet a finalement avorté car il dérogeait trop aux règles de l’UE sur la limitation du soutien public aux banques en difficulté.
Pour résoudre le problème, le président de l’Autorité bancaire européenne, Andrea Enria (de nationalité italienne, ce qui n’a sans doute rien d’un hasard) a lancé en janvier 2017 l’idée d’une « société de gestion paneuropéenne » alimentée par des fonds publics des différents pays pour stocker les créances douteuses avant leur apurement progressif. Cette structure garantirait une expertise neutre sur l’évaluation des créances, et offrirait un « guichet unique » à des investisseurs clairement identifiés en évitant de possibles trafics. Si des créances étaient cédées à un prix inférieur à celui inscrit dans les livres de la bad bank, cette dernière serait remboursée de la différence par le pays d’origine, de façon à éviter toute « mutualisation des risques », c’est-à-dire que le contribuable allemand n’aurait pas à payer pour une perte enregistrée par une banque italienne.
Ce projet a reçu le soutien de Klaus Regling, directeur général du Mécanisme européen de stabilité (MES), d’agences de notation comme Moody’s et de plusieurs gouvernements. Mais ces chances d’aboutir sont quasiment nulles, en raison du dispositif lui-même (les Allemands ne croyant pas à la non-mutualisation sensée être garantie par la clause de rachat), de son coût (le chiffre de 200 milliards d’euros de fonds publics a été évoqué) et du manque d’intérêt ou de compassion des pays vertueux malgré un possible risque systémique. Une nouvelle preuve que sur cette question une action collective efficace est difficile à mettre en œuvre en raison de l’hétérogénéité des situations.
Pour développer un marché secondaire des NPL, la cession directe des créances doit être facilitée, ce qui implique des mesures plus juridiques que financières : ainsi la Commission européenne appelle-t-elle à une harmonisation du régime des faillites, qui est trop restrictif dans certains pays. Elle rejointe en cela par le FMI dont la directrice générale Christine Lagarde s’est prononcée dans le même sens « pour que l’on n’ait pas des économies qui ploient sous la charge d’entreprises zombies ».
Pratiques « à la japonaise »
Le poids des créances douteuses dans un pays ne s’explique pas seulement par sa situation économique. Il reflète aussi la structure et le fonctionnement de son système bancaireet même de sa société. En Europe du sudil faut probablement incriminercomme l’a illustré la crise grecque en 2015des pratiques locales « à la japonaise ». Dans l’Empire du Soleil Levantdans les années 1990 et 2000les créances douteuses des banques avaient atteint un montant astronomique en raison du laxisme dans la distribution du créditlui-même entretenu par des relations de connivence entre dirigeants d’entreprisesunions professionnellesbanquierspoliticiens de tous bordsleaders syndicaux et réseaux plus ou moins occultes. Selon des expertsau moins quarante pour cent des crédits irrécouvrables avaient été accordés à des particuliers ou entreprises en lien avec le crime organisé (les « yakuzas »). Difficile d’éviter un parallèle avec l’Italiequi concentre près du tiers des NPL en zone euro. gc