Face aux menaces que les délocalisations industrielles font peser sur l’emploi en Europe, les économistes aiment à rappeler que l’agriculture, la construction et les services, comme la distribution ou le transport échappent par nature à ce mouvement. Un discours rassurant qui amène néanmoins une question : s’il est possible, tout à fait légalement, d’employer dans un pays d’Europe de l’ouest des travailleurs étrangers parce qu’ils coûtent moins cher que les salariés locaux, cela ne revient-il pas à « délocaliser sur place » ? Une question qui n’a rien de théorique : en Belgique, un tiers des employés du bâtiment sont des travailleurs détachés d’autres pays de l’Union européenne et au Luxembourg ils pèsent, tous secteurs confondus, près du quart de la population active !
C’est tout l’enjeu des discussions actuelles sur la refonte de la directive de décembre 1996 sur le détachement des travailleurs : après un échec en juin, les ministres du Travail de l’UE réunis à Luxembourg le 23 octobre se sont mis d’accord pour « toiletter » ce texte (lire encadré) adopté à une époque où l’UE ne comptait que quinze pays membres. Une semaine auparavant, la Commission Emploi du Parlement européen avait voté à une majorité confortable en faveur d’une proposition de révision.
La directive, souvent confondue avec la directive (dite Bolkestein) sur les services, votée dix ans plus tard, permet à toute entreprise de l’UE de faire temporairement appel à des salariés employés dans un autre pays membre, pour bénéficier d’un savoir-faire précis ou faire face à un pic ponctuel d’activité. Ces travailleurs « détachés » de leur entreprise et de leur pays d’origine bénéficient des conditions de travail du pays d’accueil, notamment en termes de salaire minimum, de périodes de travail, de repos et de congés payés. Mais les charges sociales à acquitter restent celles du pays dont ils sont issus.
Le prétexte le plus souvent invoqué pour la révision de la directive est qu’elle a engendré une forme de « dumping social », au profit des pays de l’ancien bloc de l’Est (Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie, pays baltes, Roumanie, Bulgarie, Slovénie, Croatie). En effet, les charges sociales y sont en moyenne beaucoup moins élevées que sur le reste du continent, surtout à l’ouest et au nord. Les employeurs de ces régions ont donc tout intérêt à faire venir des salariés de l’est, au détriment des travailleurs et des organismes sociaux du pays d’accueil. De fait le nombre de travailleurs détachés est passé de 600 000 environ en 2007, date du dernier élargissement de l’UE à plus de deux millions en 2015 (derniers chiffres officiels, publiés par la Commission européenne en décembre 2016). Le premier pays « pourvoyeur » est la Pologne avec 463 200 personnes (soit 22,6 pour cent du total), le premier « récepteur » étant l’Allemagne (28 pour cent).
Pour la députée socialiste française Valérie Rabault, cette situation résulte d’un « détournement de procédure » car si la directive était appliquée convenablement elle ne poserait pas de problème : selon ses calculs, en comptant les indemnités de séjour, les écarts de coûts entre pays sont finalement modestes, d’autant qu’ils ne jouent en principe que sur une courte période. La vraie question est donc celle des abus et des fraudes, qui s’exercent à plusieurs niveaux.
Les employeurs utilisent largement une lacune du texte, qui prévoit dans son article 2 que le détachement doit être réalisé sur « une période limitée », sans autre précision. Comme d’autre part l’enchaînement de contrats avec des prestataires différents n’est pas interdit, la porte est ouverte à la création d’un « système organisé » contraire à l’esprit de la directive. En effet, les travailleurs détachés ne sont le plus souvent pas traités de la même manière que les salariés locaux : rémunération systématiquement alignée sur le salaire minimum (et ne correspondant donc pas à la qualification réelle), travail le week-end, heures supplémentaires non rémunérées et inclusion des frais de transport et d’hébergement dans le salaire sont les entorses les plus courantes.
On note également la multiplication des cas de non-déclaration et des faux détachements, assimilables à du travail illégal. Par exemple, une entreprise danoise crée en Roumanie un établissement « boîte à lettres », donc sans activité réelle, mais qui va pouvoir détacher des travailleurs recrutés localement. En comptabilisant les abus et les fraudes le phénomène du détachement serait bien plus important que ne le disent les chiffres officiels, probablement deux à trois fois plus élevé, même si par nature toute évaluation est sujette à caution (certaines sources évoquent un décuplement !).
C’est donc surtout pour combattre cette fraude considérable que la révision de la directive de 1996 est à l’agenda. Déjà en mai 2014, après deux ans de débats au Conseil européen, une directive d’exécution avait été adoptée pour faciliter et renforcer les contrôles, avant qu’en mars 2016 la Commission ne propose la rédaction d’un nouveau texte, mais contre l’avis de onze pays membres !
La France est le pays qui pousse le plus au durcissement : en 2015 elle était le deuxième pays d’accueil avec 178 000 arrivants, loin derrière l’Allemagne (419 000 entrées). Le président Macron avait fait de la révision du texte un argument fort de sa campagne et il a enfoncé le clou dès son élection, entreprenant même fin août un voyage en Europe de l’Est pour évoquer la question. Sa position radicale sur le dossier est mal comprise, notamment par la Pologne, que le président français a soigneusement évitée lors de sa « tournée d’été ». Premiers visés par le durcissement de la directive, les Polonais font valoir que les travailleurs détachés ne représentent que 0,62 pour cent de la population active en France et que seulement
23 pour cent d’entre eux viennent de pays « low cost », une situation qui prévaut dans d’autres pays de l’ouest et qui donne à penser que les recruteurs n’y sont pas uniquement motivés par les aspects financiers. De plus, la France est elle-même pourvoyeuse de travailleurs détachés : avec 139 000 personnes en 2015, elle fournit même le troisième contingent en Europe, principalement vers la Belgique (37 200 travailleurs) mais aussi en direction de… la Pologne (2 900 personnes, à peine moins qu’au Luxembourg, qui comptait alors 3 112 détachés français). Mais l’Allemagne est aussi critiquée, car elle s’est mise politiquement au diapason de la France, alors qu’elle est le deuxième pays pourvoyeur (241 000 personnes).
Les pays de l’Est, rejoints sur certains points par ceux du sud de l’Europe, voient dans la révision de la directive une atteinte au principe de libre circulation des travailleurs et une manœuvre protectionniste sournoise. Pour eux, on fait beaucoup de bruit pour peu de choses, car le détachement n’est qu’un phénomène marginal. Si la proportion des travailleurs détachés dans certains secteurs comme le transport ou le bâtiment, qui regroupent plus de la moitié des effectifs, ou dans certains pays comme le Luxembourg peut poser des problèmes, à l’échelle de la population active des pays de l’UE leur nombre est dérisoire : les flux entrants recensés en 2015 ne représentaient que 0,9 pour cent des actifs ! Même si le chiffre réel était trois fois plus élevé, il resterait modeste. Les pays d’accueil s’étonnent de leur côté que des mesures principalement destinées à lutter contre les abus, fraudes et autres détournements rencontrent une telle hostilité.
Le compromis de Luxembourg
Sur les 28 Etats membres de l’UEseuls quatre se sont opposés à l’accord du 23 octobre : la Polognela Hongriela Lettonie et la Lituanie. Trois se sont abstenus : le Royaume Unil’Irlande et la Croatie. Les autres pays de l’est (même la Slovéniequatrième pourvoyeur avec près de 130 000 personnes) ont finalement accepté le compromiscar les mesures annoncées ne vont pas aussi loin que le souhaitaient la France ou l’Allemagne. L’accord prévoit notamment :
- d’appliquer le principe « à travail égalrémunération égale sur un même lieu de travail » : les détachés devront être payés comme les salariés locaux de même niveauet non plus au simple salaire minimum. Mais les cotisations sociales demeurent celles du pays d’origine.
- que toutes les règles valables pour les travailleurs locaux (prime de froidde pénibilitéd’anciennetétreizième mois...) s’appliqueront aux détachés.
- que la durée du détachement n’excède pas douze moisavec possibilité d’une extension de six mois dûment motivée (la Commission et le Parlement européen ont proposé 24 mois).
- que le secteur du transport routier ne sera pas concerné pour le momentune exemption pour laquelle les pays de l’Est ont reçu le soutien de l’Espagne et du Portugal. La Pologne compte à elle seule 300 000 chauffeurs routiers ! Sur ce point la coalition de la Francede l’Allemagne et de l’Italie n’a pu avoir gain de cause.