Josy est une femme réfléchie, très réfléchie. Patiente, très patiente. De celle qui sait mettre les formes, donner le change. C’est ce qu’elle a toujours fait, depuis sa naissance, il y a tout juste soixante ans. Elle vit dans un beau pavillon avec jardin, les enfants sont adultes et, en bonne mamie, elle garde ses petits-enfants tous les mercredis. Travaille-t-elle ? Est-elle retraitée ? A-t-elle toujours été femme au foyer ? L’histoire ne le dit pas.
Mais alors que son mari, ses enfants et ses petits enfants sont à la maison pour souffler ses soixante bougies, sa patience semble avoir atteint sa limite. Sans raison particulière. Ce ne sont ni les petits enfants qui se disputent dans le jardin, ni les enfants qui se taquinent dans la cuisine, ni le mari qui bricole dans le garage qui seront le déclencheur, mais voilà que la toute jeune soixantenaire est en train de faire sa valise. Il ne lui reste plus qu’à prendre la photo de famille, fumer sa première clope depuis des décennies et annoncer sa récente résolution à son microcosme familial devant le gâteau. L’annonce sera brève, cash, sans fioriture : « Je pars », dit-elle simplement avant de ressortir un vieux combi Volkswagen du garage. Faut-il comprendre que Josy et son mari ont eu une période hippie ? Là non plus, l’histoire ne le dit pas.
Quoi qu’il en soit, la voilà partie malgré la neige et la sidération des siens. « On the road », sourire aux lèvres et du Bashung à fond dans les haut-parleurs. Décidément, la dame a bon goût !
Mais ce n’est pas un road-movie que nous proposent les autrices : Ingrid Chabbert (Les Amies de papier, En attendant Bojangles, L’Etrange boutique de Miss Potimary… ) au scénario et Aimée De Jongh (Le Retour de la bordée, L’Obsolescence programmée de nos sentiments, Jours de sable, Taxi !...) au dessin et à la couleur. Non, le voyage de Josy ne l’amènera pas bien loin, tout juste jusqu’à l’aire pour camping-cars à côté de chez elle. Ce récit est plutôt dans la tranche de vie, il s’intéresse à ce besoin impérieux de changement, à ce démon d’après-midi irrésistible ressenti par cette femme sans histoire. Il prendra racine dans la relation que Josy va entamer avec Camélia, jeune femme vivant avec son bébé dans une caravane, dans le harcèlement téléphonique et la réprobation absolue dont Josy va avoir droit de la part de ses deux enfants et puis dans la gestion de cette nouvelle liberté. Car oui, les nuits sont froides, courtes – avec le bébé qui crie dans la caravane d’à côté –, l’espace spartiate, mais on la sent libérée d’un énorme poids, celui du rôle dans lequel elle s’était enfermée, dans lequel la société l’avant enfermée. Celui d’épouse, de mère et de grand-mère parfaite. Pour Josy, ce soixantième anniversaire ressemble à une renaissance.
Une renaissance qui l’amènera à se rapprocher d’un groupe de femmes, le CVL, pour Club des Vilaines Libérées. Elles ont toutes un âge avancé et ont toutes décidé de partir, de recouvrer leur liberté, quitte à passer, à chaque fois pour les méchantes de l’histoire. Après tout, comme dit l’une d’entre elles : « Quand les vieux maris quittent leur femme, on les comprend, on leur trouve toutes sortes d’excuses, mais quand ce sont les femmes… ». Là, une grande amitié naîtra, puis se transformera en quelque chose de plus intime ave Christine. Comme quoi, on peut en découvrir des choses la soixantaine passée.
Tout au long de ses 120 pages grand format, l’album touche à un tas de sujet de société avec un female gaze totalement assumé. À l’instar de son personnage principal, le récit est sensible, plein de tendresse, de pudeur, de douceur. Il est agréable aussi, facile à lire mais difficile à oublier. Malgré tous ces aspects positifs, ce Soixante printemps en hiver risque pourtant de décevoir les plus pointilleux bédéphiles. Aussi bien au niveau du dessin que du récit, plusieurs détails viennent perturber l’alchimie qui, sans eux, pourrait se créer entre l’histoire et le lecteur : des parenthèses dans le récit totalement sous exploités, comme ces policiers qui embêtent Camélia lorsque Josy arrive pour la première fois sur l’aire de stationnement, des réactions étonnantes de certains personnages, des dialogues parfois creux, des espaces intérieurs des caravanes semblant parfois gigantesques – pas comme dans National Lampoon’s: Loaded Weapon mais tout de même ! –, cette neige qui semble apparaître ou disparaître selon les cases, sans même parler de cette scène risible quand un nouveau van arrive dans l’aire de stationnement avec deux personnes à bord et que, avant même de s’arrêter, elles crient « Hi !! We’re English ! ». Des détails, certes, mais des imperfections qui peuvent gâcher, en partie, un récit malgré tout agréable, plaisant et, dans le bon sens, singulier.