Entretien avec le président de la Fédération du sport cycliste, Camille Dahm, sur le vélo comme enjeu de société et emblème national

« Une nation de cyclistes depuis cent ans »

Les Luxembourgeois Kevin Geniets (Groupama FDJ) et Bob Jungels (Bora Hansgrohe) dimanche 16 juillet dans les ascensions savoyard
Foto: Anouk Flesch
d'Lëtzebuerger Land vom 21.07.2023

Tour de France, vote du projet de loi sur le vélodrome national à Mondorf, le vélo comme outil social et environnemental en Superwaljoer, dopage… Le président de la Fédération du sport cycliste luxembourgeois (FSCL), Camille Dahm, 70 ans et candidat à sa succession en 2024, partage son éclairage, ses revendications et son expérience : « Je suis un romantique, mais ça ne marche plus comme ça ». Camille Dahm a exercé pendant trente ans comme professeur de sport au lycée classique de Diekirch. En 2000, il a pris la direction de l’École nationale de l’éducation physique et des sports, jusqu’à sa retraite en 2017.

d’Land : Comment jugez-vous la prestation des trois coureurs luxembourgeois engagés sur le Tour de France qui se termine dimanche ?

Camille Dahm : Bob (Jungels), Kevin (Geniets) et Alex (Kirsch) peuvent être contents de leur course. Ils ont bien fait le job au service de leurs leaders respectifs. Leur prestation permet d’envisager l’avenir de manière positive. Et peut être que l’un ou l’autre aura un bon de sortie pour se montrer dans une des dernières étapes.

Vous ne vous rendez pas sur le Tour ?

Je pourrais, mais on voit mieux de chez soi à la télé. Je m’y suis rendu à plusieurs reprises par le passé. On a des contacts avec les présidents de fédérations, mais je ne cours pas après. Nous nous rencontrons dans deux semaines en Écosse en marge des championnats du monde. Là, on pourra intervenir. Ce que je fais depuis que j’occupe la présidence (en 2016, ndlr), par rapport aux compétitions dames ou à l’argent qui arrive en haut, mais qui n’arrive jamais en bas, aux « fédés ».

En parlant de moyens vous venez, avec le vote le 7 juillet (à l’unanimité) du projet de loi sur le vélodrome national à Mondorf (pour un coût 116 millions d’euros), d’obtenir un bel outil.

Enfin. Ça fait cinq ans qu’on a la maquette et trente qu’on demande ce projet. Il permettra aux plus jeunes de rouler en toute sécurité, notamment dans le infield (aire à l’intérieur de la piste ovale). Ils apprendront les techniques pour guider le vélo, changer de vitesse, toucher quelqu’un… Faites ça dehors. Les parents disent « Mais non, hein, on ne va plus vous donner nos enfants. » On pouvait avoir la piste karting de Mondercange qui appartient à l’Automobile club. On a signé une convention avec eux, mais ils veulent de l’argent quand on y va. Donc vous voyez… y a peu de sites pour les jeunes. Puis le vélodrome sera utile pour les coureurs. On peut y faire de l’endurance, des démarrages ou rouler en équipe. Regardez. Les Anglais qui ont gagné le Tour, ils sont principalement venus de la piste.

Combien de membres compte la FSCL ?

Environ 400 compétiteurs. Plus de 1 500 en loisir. Je travaille avec le directeur technique national, Fränk Schleck qui coordonne un peu tout puis le Jempy (Drucker, ancien cycliste professionnel et dorénavant entraîneur national, ndlr). Puis on a deux professeurs d’EPS comme moi qui sont détachés de l’Éducation nationale qui travaillent pour nous dans les centres de formation. Deux autres sont au Sportlycée.

Puis il y a le programme Bicycool...

Le vélo et d’autres sports sont inscrits au programme de l’école. Mais en réalité on ne l’a jamais enseigné. On n’a pas les vélos et trop peu de gens qui savent apprendre aux jeunes. En 2015, Suzie Godart (ancienne championne de cyclo-cross et prof d’EPS, ndlr) a présenté un programme d’initiation au vélo. On a obtenu son détachement pour apprendre aux enfants de tout le pays, en cherchant en même temps des multiplicateurs dans les écoles. Souvent les élèves ont des vélos, mais au lieu d’acheter des medecine balls, peut être l’école pourrait acquérir deux trois petits vélos. Cela ne coûte rien. Ensuite, moi je dois récupérer ces jeunes qui voient un intérêt dans le vélo, en plus du foot ou d’un jeu de renvoi. Nous, les profs d’EPS, on a toujours soutenu la thèse du long term athlet development : développer la motricité et ensuite aller vers une spécialité. J’aimerais bien avoir des jeunes qui sortent de l’école primaire. Une après-midi foot et une autre chez nous. Mais il faut savoir où aller. Et là le bât blesse.

C’est-à-dire ?

Il manque deux-trois jeunes pour encadrer. Suzie (Godart) propose des formations. Cela peut même être des parents. Le ministre Georges Engel nous a récemment proposé de mettre en place un coordinateur. Un professeur d’EPS ou un spécialiste en motricité qui pourrait prendre contact avec les clubs et y donner de la vie. Mais si les enfants veulent faire du foot, qu’ils fassent du foot. On ne va pas les clouer sur la bicyclette.

Vous voulez donc essaimer et enraciner la culture du vélo

Si on ne fait pas de vélo à l’école, on réduit les chances que les enfants se rendent dans les clubs. Nous on roulait dans le quartier en faisant des courses sauvages. Mais il y avait quoi comme voitures à l’époque ? Une fois par semaine la benne à ordures, le médecin, le laitier et le boulanger. Mais tout ça cela a changé depuis soixante ans et il est difficile pour les enfants de trouver un coin tranquille. Mais surtout de trouver des bénévoles pour encadrer. Avec ma génération, on était quatre fois par semaine sur le terrain puis le samedi et le dimanche en course avec ma voiture et mon essence. Dites-ça maintenant aux nouvelles générations. Ils demanderont ce qu’ils touchent. Depuis 25 ans, on crée de jeunes égoïstes. Et là je suis tout content d’avoir quelques clubs qui travaillent bien. Quelques jeunes goûtent au vélo et quelques-uns restent. Cela prouve une qualité dans la formation. Mais ceux dans les clubs doivent parler la même langue que nous ici à la fédération. Fränk et Jempy peuvent dire aux clubs sur quoi travailler pour coller au haut niveau. Si je continue l’année prochaine, on va encore bosser là-dessus. Pour ne pas tout laisser au hasard.

Donc la fédération tire ses ressources de l’État. Rien de l’Union cycliste internationale (UCI) ?

Mais non. Ce n’est pas comme dans le football où l’UEFA ne sait pas quoi faire de son argent. Nous on ne reçoit rien. Nous sommes l’orchestre qui joue la musique et on paie pour l’écouter.

Il n’y aurait pas assez d’argent dans le vélo ?

Dans le vélo si, mais cela n’arrive pas à la formation. Je suis intervenu auprès du président de l’UCI, David Lappartient. Il m’a entendu, mais ce qu’il me propose est ridicule. Je comprends que les clubs professionnels veulent garder tout leur argent. Mais prenez le Bob (Jungels). Il a fait son transfert de AG2R vers Bora Hansgrohe. S’il gagne un demi million d’euros par an, un pour cent… pour ceux qui l’ont formé… Pour lui ou pour son employeur, ce n’est pas énorme. Mais nous, avec cet argent, nous ferions de nouveaux Bob. On a de plus en plus de télévision, mais ceux qui touchent les droits sont les pays en développement. Nous au Luxembourg, comme on s’imagine que l’argent sort du robinet, on ne touche rien.

Comment expliquer la participation de l’État, comme dans les pays voisins ?

Parce que le sport en général revêt un intérêt d’un point de vue social. Puis au haut niveau sportif, cela profite au pays que de remporter des compétitions internationales. Nous sommes la fédération qui génère les meilleurs résultats internationaux sur cent ans et on est les derniers à recevoir un centre national. Nous nous positionnons devant l’Allemagne en nombre de vainqueurs du Tour de France.

Quelles sont les raisons du succès ?

On est une nation de cyclistes depuis cent ans. On a su garder cela en nous. Dans les années 1950 avec Charly Gaul, avec Jempy Schmitz, puis Lucien Didier, les Kirchen (Jean ou« Bim », son frère Jim et son petit-fils, Kim) ou les Schleck (John et ses fils Fränk et Andy). C’est un peu dans les gènes. Pour Kevin Geniets, cela vient de la bonne formation de l’UC Dippach. Et on a les filles, excellentes : Christine (Majerus), Marie (Schreiber), Nina (Berton, photo en couverture, ndlr), Anne-Sophie Harsch, très bonne en juniors. Ou encore Claire Faber qui a malheureusement eu un accident. On est petits, mais on a de grands coureurs.

Comment devient-on pro ?

Il faut de bons résultats en course. Comme Andy qui a gagné la Flèche du Sud… Ceux qui gagnent cette compétition sont souvent contactés par les équipes. Kim Kirchen l’a aussi gagnée. Mais aussi à l’étranger. Comme dans le foot, il y a des scouts partout qui scrutent un peu le terrain. Kevin (Geniets) et Ben (Gastauer) ont su intégrer le centre de formation AG2R. Ils sont ainsi entrés dans la filière.

Même professionnels, les cyclistes, loin de leurs contreparties du foot, sont plutôt précarisés. Selon une étude du peloton réalisée en 2015, beaucoup de cyclistes ne gagnent pas plus de 5 000 euros par mois et signent des CDD renouvelables de un ou deux ans sur une carrière qui dure dix-douze années.

Oui c’est vrai. Mais je le dis depuis cinquante ans. Plutôt que d’ouvrir un bureau de tabac ou un café à vingt ans, ils le font à 35 ans et entretemps ils ont pris du plaisir sur une selle de vélo. Puis il y en a toujours qui trouvent un job comme Fränk ou Jempy. Ce n’est pas ce qu’ils gagnaient avant, enfin en tout cas pas Fränk, mais chez nous ils ont un salaire assuré. Peu de fédérations font ça, mais les jeunes les regardent avec des étoiles dans les yeux. Puis leur expérience rapporte aux juniors et ils se déplacent dans les écoles.

Le vélo est le sport des prolétaires selon cette étude sociologique. C’est pareil ici selon votre expérience ?

C’était vrai dans le temps. Depuis qu’on a mis en place le Sportslycée et ce double cursus étude espoir, on a des jeunes cyclistes formés au niveau scolaire. S’ils réussissent dans le cyclisme, tant mieux. Sinon ils ont un baccalauréat puis peuvent faire autre chose. Mais ils ont profité de leur passion. Dans les années 1970-1980, certains n’étaient pas très formés du point de vue scolaire, mais c’est sûr qu’ils poussaient bien sur les pédales. Maintenant il y a beaucoup de cyclistes avec une formation.

L’expérience d’une équipe luxembourgeoise comme celle montée par Flavio Becca (Leopard Trek et promoteur), on ne le reverra plus ?

Ça s’est fait un ou deux ans. Il a cru qu’il allait gagner tout de suite le Tour de France. C’est vrai qu’on était tout près. Mais… (il souffle). C’est qu’on avait Fränk, Andy, on aurait pu avoir Jempy ou même Kim. Il faut quand même beaucoup d’argent pour bâtir une grande équipe.

L’immobilier marchait bien à l’époque…

Il faut compter vingt ou trente millions d’euros par an pour financer une équipe pro. Trouver quelqu’un ici… moi je trouve des sponsors à 20 000 euros. Sauf Skoda qui met des voitures à disposition (marque automobile qui vient de signer un nouveau partenariat de trois ans avec le Tour de Luxembourg, ndlr) ou encore Totalénergies. Pour le moment ce n’est pas des chiffres énormes, mais on a progressé. Déjà l’État paie mes employés. J’ai obtenu du ministère des Sports et de Georges Engel qu’il paie les ressources humaines de la fédération à cent pour cent plutôt que 80 pour cent. Ça me fait économiser 65 000 euros sur mon budget. Il s’approche du million aujourd’hui. Quand je suis arrivé c’était 600 000.

Le romantisme des batailles entre Gino Bartali et Fausto Coppi sur le Giro 1949 racontées par Dino Buzzati, alors reporter du Corriere della Sera, a été écrasé par l’argent ?

Oui. Pour moi, ce romantisme a disparu à la fin de l’ère Laurent Fignon et Bernard Hinault dans les années 1980. Sont arrivées les grosses équipes et le dopage à grande échelle. Même en dehors ça, c’est devenu trop professionnel. Hinault, il partait quand une mouche le piquait. Maintenant seuls quelques-uns le font encore. Quand on voyait Christophe Froome avec ses yeux collés au guidon pour regarder les watts produits et ne pas dépasser la barre et passer dans le rouge…

Vous étiez membre de l’agence luxembourgeoise antidopage (Alad) de 1990 à 2017. Le cyclisme pro est-il propre ?

J’ai été membre à la création du Comité national de lutte contre le dopage dans le sport (devenue Alad, ndlr), oui. Il n’y a pas plus de dopage dans le vélo que dans le tennis ou le football. Je n’ai aucune preuve de rien, mais on fait des watts… C’est dingue. On doit y croire. On fait beaucoup de contrôles inopinés. Mais on ne trouve rien. Le bandit s’enfuie toujours de la maison avant que la police n’arrive. J’étais responsable pour la formation et la prévention quand est arrivée toute cette merde avec l’EPO, Richard Virenque et tout ça (le scandale Festina en 1998 avait été provoqué par l’interception d’une voiture d’équipe remplie de produits dopants, ndlr). J’ai pleuré. Ils tuaient notre sport.

Jamais ne sera lavé l’opprobre ?

Jamais. Pourtant, nous avons été les premiers à contrôler. Dans les années 1960. J’ai collecté douze classeurs d’articles sur le dopage entre les années 1970 et 2018. On a mis en place une liste mondiale harmonisée de produits dopants en 2000. Mais ce n’est pas toujours évident à détecter. Pour l’EPO, on a trouvé début 2000. On a alors dit que le taux l’hématocrite (volume occupé par les globules rouges dans le sang, ndlr) ne devait pas dépasser cinquante. D’un coup, tout le peloton avait 49,99. Tout le monde joue avec les limites. Si vous faites des efforts comme eux le font pendant trois semaines, il faut manger plus que des bananes et du riz. Il faut substituer beaucoup. Des fois avec des injections sous-cutanées de produits nutritifs. C’est permis.

En 1991, vous introduisiez ainsi une contribution à Forum : « La bicyclette intervient dans notre société comme un engin magique, un engin merveilleux et un engin de concorde puisque, si les piétons s’ignorent, si les automobilistes s’invectivent, les cyclistes, eux, se saluent, se sourient et s’unissent ». Est-ce que cette citation de Jacques Goddet ne devrait pas être entendue en marge de l’élaboration des programmes et de l’accord de coalition ?

Là aussi, c’est du romantisme. Avant hier, j’ai roulé trois heures. J’ai rencontré beaucoup de gens, mais un seul m’a fait signe. J’aimerais bien retrouver ça. Concernant les élections, il y a plein de trucs à faire pour les pistes cyclables. Il y en beaucoup, mais elles font le tour du pays et ne se dirigent que trop peu vers son centre. C’est aussi très mal signalisé. Puis il y a l’entretien. Quand un maire aime le vélo et qu’il habite sur le trajet, la piste est nickel. Sinon elle garde les débris saisonniers ou du jardinage pendant trois semaines. Dans les villes, c’est très dangereux. Il y a une piste… et hop elle disparait. Les Luxembourgeois, pour faire quelques mètres, il faut prendre la voiture.

Vous écriviez dans cette contribution à Forum que les pistes cyclables avaient seulement été « conçues afin de ne pas gêner les vrais rois du goudron, les automobilistes ».

(Il rit) C’était un peu cynique. Oui, il y a des efforts à faire. Au moins le (François) Bausch, il a mis le tram. Mais à Luxembourg-Ville, on n’a pas pensé au vélo. Il faut avoir le courage de mettre une voie pour voitures à disposition des vélos sur les grands axes.

Comment démocratiser le vélo ?

Pour rendre le vélo plus populaire, il faut donner la possibilité de prendre le vélo. Ma génération a grandi avec la circulation. Des gens qui reprennent le vélo après trente ans avec un e-bike, pour eux, c’est dangereux. Mais du moment qu’ils ont rejoint une piste cyclable, ils éprouvent du plaisir. C’est bon pour le bassin et les genoux. C’est mieux que de courir sur le goudron. Mais le problème est d’arriver de la maison jusqu’à la piste cyclable. Maintenant changer la mentalité des gens… ce n’est pas à moi de le faire. Que beaucoup de gens aiment rouler à vélo est plus important que d’avoir un Bob tous les ans.

Pierre Sorlut
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