En argot, « doulos » signifie « chapeau » et désigne, par extension, un indicateur dans le langage confidentiel des policiers et des hors-la-loi. L’expression « Faire porter le chapeau (à quelqu’un) » vient sans doute de là. Difficile en tout cas d’identifier ce « donneur » dans le film éponyme de Jean-Pierre Melville (Le Doulos, 1962), puisque à cette époque la plupart des hommes revêtaient un couvre-chef. L’imperméable faisait aussi partie de ce dress code urbain et viril au début des années soixante. L’avantage de cet accoutrement ? On ne discerne point le visage, ni même la corpulence, celle-ci étant noyée dans un imperméable rigoureusement porté en oversize. Ce qui donne l’impression d’être au milieu de clones aux apparats uniformes. Cela participe de l’ambiance général du Doulos : y règnent en effet une grande confusion, un anonymat collectif, qui ne permettent pas de différencier un flic d’un voyou. Tous les chats sont gris, la nuit. Et la nuit est belle et bien la temporalité que privilégie Melville dans ses films sur le milieu interlope du banditisme. Le Doulos en constitue le premier volet ; il sera suivi du Samouraï (1967) et du Cercle rouge (1970). Trois films aujourd’hui cultes, adulés tant en France qu’aux États-Unis par des cinéastes tels que Tarantino et Scorsese, entre autres.
Dès le générique, se succèdent les noms de jeunes gens qui deviendront célèbres avec le temps. On y relève celui de Bertrand Tavernier, alors chargé de la promotion du film. Au script, Élisabeth Rappeneau, qui passera ensuite à la réalisation. Comme premier assistant, Volker Schlöndorff, âgé seulement de 22 ans, futur Palme d’or en 1979 avec Le Tambour (lire la critique dans le Land du 9 avril 2021) et dont on se souvient de la masterclass qu’il donna en 2018 au Luxembourg Film Festival. À la production du Doulos : Carlo Ponti, bientôt époux de Sophia Loren, et Georges de Beauregard, le financier des premiers films de la Nouvelle Vague. Et enfin deux grands acteurs : Serge Reggiani dans le rôle du taulard vengeur mû par l’argent, et « Bebel » en indic’ décidé à se faire la belle, auquel la Cinémathèque de Luxembourg rend en ce moment hommage. Ce n’est pas la première fois que l’acteur français travaille pour Melville. Évangélisé en religieux séduisant dans Leon Morin, prêtre (1961), Jean-Paul Belmondo apparaîtra une troisième et dernière fois dans L’Ainé des Ferchaux (1963), malgré un tournage chaotique que quittent en cours de route Bebel et Vanel à cause du comportement autoritaire du cinéaste. Il n’en demeure pas moins que Le Doulos fait son petit effet, aujourd’hui même encore. Daté, certes, le film l’est positivement : notamment pour ce qu’il reflète du microcosme des sociétés secrètes parisienne. Le réseau des malfrats qui, à l’image des vampires, ne sortent que la nuit pour abattre leurs victimes, orné de leurs codes d’honneur, de leurs rituels, de leur élégance parfois. Pour cette vie alternative fondée sur des valeurs qui renversent toute logique diurne, ces héros peu fréquentables paraîtront toujours séduisants pour le spectateur aventurier en quête d’exotisme. L’intérêt du film réside surtout dans la position stratégique qu’occupe l’indicateur de police, entre les flics et les bandits. Au milieu, exactement : une figure intermédiaire qui vient lier les deux côtés, les forces antagonistes en jeu, et contre lesquelles il doit sans cesse ruser pour sauvegarder sa liberté. Il n’y a pas plus solitaire qu’un indic’ de police.
Dès l’ouverture du Doulos, Melville s’affirme comme un grand styliste. Minimal, austère, précis. Sous un pont chemine un homme au visage songeur, les mains dans les poches. De vigoureux clairs-obscurs scandent sa traversée. Puis un train passe : une fumée blanche envahit l’écran au milieu de la nuit. Poésie urbaine, sèche, dépourvue de pathos et de psychologie. L’histoire est réglée comme une horloge, déployant fatalement une mécanique de mort. Si beaucoup entre dans le milieu, peu en ressorte vivant. Plutôt que le jeu de Bebel, c’est le visage impassible et froid d’Alain Delon, dans Le Cercle rouge et Le Samouraï, qui incarne le mieux le cinéma de Melville.