Souvent oublie-t-on qu’un acteur, c’est aussi une voix. Une voix jouée, parfois enjouée, dans tous les cas, une voix mise en scène. Dès l’ouverture de Pierrot le fou (1965), celle de Belmondo envoûte en même temps qu’elle invite à la lecture d’Élie Faure et de son Histoire de l’art (1919-1921). Débute alors un éloge de l’indéfini qui prend exemple sur le fameux peintre espagnol du 17e siècle : « Velázquez, après cinquante ans, ne peignait plus jamais une chose définie. Il errait autour des objets avec l’air et le crépuscule, il surprenait dans l’’mbre et la transparence des fonds les palpitations colorées dont il faisait le centre invisible de sa symphonie silencieuse. /.../ L’’space règne. C’est comme une onde aérienne qui glisse sur les surfaces, s’imprègne de leur émanation visible pour les définir et les modeler. Et emporter partout ailleurs comme un parfum, comme un écho d’elle qu’elle disperse sur toute l’étendue environnante en poussière, impondérable. » On frissonne à entendre cet énoncé plein de lyrisme, à partir duquel se lève la composition musicale d’Antoine Duhamel qui l’est tout autant. Une infinie mélancolie s’empare de ses images liminaires, où se succèdent sans lien apparent une partie de tennis, une librairie de la rue Médicis, enfin une vue crépusculaire de Paris qui est la seule à vraiment faire écho à la citation de Faure.
Cet éloge de l’indéfini a le mérite de préparer le spectateur à l’errance de Marianne (Anna Karina) et de Pierrot-Ferdinand (Jean-Paul Belmondo), les deux héros du film de Godard qui ont tout plaqué un soir pour se livrer sans entrave à une traversée de la France. Leur destination est inconnue d’eux-mêmes. Un saut dans le vide poétique aussi bien que politique : « C’était le moment de quitter ce monde dégueulasse et pourri », déclare à son amoureuse Bebel en songeant à son mode de vie bourgeois qui le faisait mourir d’ennui. Que la vie devienne un roman n’est finalement qu’une question de volonté ou d’imagination, au choix. Voire un peu des deux. Leur rencontre, leur coup de foudre sous les feux du 14 juillet scelle en tout cas une promesse de révolution. Une révolution des cœurs et des corps au sein d’un monde féroce qui restera, lui, identique à lui-même : partout le règne de la violence, du sang, des guerres – à peine sorti de la guerre d’Algérie que l’on entre aussitôt dans le napalm du Vietnam.
Sur ce fond noir, pour ne pas dire déprimant, le couple maintient fragilement une courte embellie, ponctuée de chansons, de lectures, de dérives sylvestres et maritimes, de jeux espiègles d’enfants, mais aussi de meurtres factices qui sont comme des clins d’œil aux films policiers. Car les références internes au cinéma sont parties prenantes des films de Godard, quitte à frôler le name dropping : en chair et en os lorsqu’il y a présence d’un réalisateur (Samuel Fuller dans Pierrot le fou ; Fritz Lang dans Le Mépris). Ou plus généralement à travers une grande diversité d’images issues tant de l’art que de la société des loisirs alors en plein essor : posters, cartes postales et reproductions de tableaux (Renoir, Matisse, Picasso et son Paul en Pierrot), mais aussi bandes dessinées (Les Pieds Nickelés, des extraits de comics), publicités et autres couvertures de magazines venant ponctuer les aventures de Marianne et de Pierrot. « Il y a eu la civilisation athénienne, la Renaissance, nous entrons maintenant dans la civilisation du cul », constate Bebel un brin désabusé après sa lecture d’Élie Faure.
En même temps qu’il consigne les symptômes de son époque, Godard n’abdique pas devant le passé, allant jusqu’à édifier un programme esthétique autour de ce paradoxe : celui d’une modernité cinématographique qui se nourrit des traditions artistiques qui l’ont précédée. Il en jaillit un langage poétique à nul autre pareil.