La Bastille ou la baston

d'Lëtzebuerger Land vom 14.07.2023

À quelles réjouissances nos voisins hexagonaux vont-ils avoir droit en ce jour du 14 juillet ? Feux de la fête ou artifices de la défaite ? Il est loin, en effet, le temps où la France s’ennuyait. Souvenez-vous, c’était il y a un demi siècle, juste avant l’explosion de mai 68 : Pierre Viansson-Ponté constatait dans Le Monde que la France s’ennuyait. Aujourd’hui, elle a plutôt tendance à s’énerver, voire à s’embraser. Mais en mai 68, les pauvres cassaient du riche, alors qu’en juillet 23 les pauvres s’en prennent aux pauvres, pillant les Lidl, bloquant les transports en commun, incendiant, comme à Metz, une médiathèque de banlieue. Les médiathèques sont pourtant les bons lieux où circulent les discours : discours écrits et imprimés, discours audiovisuels, discours oraux aussi entre usagers. S’en prendre à ces lieux de discours, aujourd’hui, c’est tirer sur des ambulances, car la France, sous Macron, a atteint le degré zéro du discours. En prônant une politique du « en même temps », le président jupitérien a cassé droite et gauche classiques et, en faisant passer en force sa loi sur les retraites, il a, par trois fois, cassé le discours : avec la rue, avec les institutions et avec les corps intermédiaires que sont les syndicats et les députés. Voilà pourquoi on peut dire que juillet 79 et mai 68 étaient des révolutions, que la banlieue en feu de 2005 était une révolte, que les gilets jaunes en 2018 criaient à l’ insurrection, mais que les manifestations de juin 2023 ne sont plus que des émeutes.

En détruisant le discours politique, Macron a transformé les adversaires d’hier en ennemis d’aujourd’hui. Carl Schmitt, le sulfureux juriste nazi, théoricien de cette théorie, vous salue bien. La violence a remplacé la parole de la Loi, et la police, en France, tue sans paroles. Le tir du policier qui a tué Naël a mis le feu, qui couvait depuis longtemps, aux poudres. La mort du discours, c’est peut-être cela que voulait pointer, « à l’insu de son plein gré », le président Macron quand il évoqua la décivilisation. Ce président qui se pique de philosophie, qui n’hésite pas à dévoyer les théories généreuses de son maître Paul Ricoeur, aurait dû savoir que le mot décivilisation a été forgé dans la République de Weimar par le sociologue Norbert Elias pour décrire l’avènement du nazisme. Il a été scandaleusement récupéré, annexé, par Renaud Camus, chantre de l’extrême-droite en France, pour décrire ce que lui et son rejeton Zemmour appellent le « grand remplacement », c’est-à-dire la prétendue disparition de l’autochtone franchouillard au profit des « bougnoules et nègres » venus d’outre-Méditerranée. Ces « sauvages décivilisés » nous font regretter les barbares qui représentaient chez les Grecs tous les peuples qui ne parlaient pas leur langue. À l’époque de Platon, la parole, le logos, avait encore toute son importance. Dans son cours sur le neutre qu’il donnait en 1978 au Collège de France et qui vient opportunément d’être réédité, Roland Barthes s’inquiéta déjà : « Il me semble que la science politique actuellement ne prend pas (encore) en charge les problèmes de langage et de discours. » Que le mot intellectuel soit devenu aujourd’hui une injure, participe de cette décivilisation, au sens qu’Elias a donné à ce terme.

Ils sont, hélas, bien loin, Socrate et ses élèves, quand la France dite profonde applaudit la vidéo qui montre un père jetant son fils dans le coffre de sa voiture, parce qu’il est allé manifester contre l’assassinat de Nahel. Et la France superficielle, pardon « supérieure », de renchérir par la bouche de Hugues Moutouh, préfet de l’Hérault : « Je sais qu’en 2019 le Parlement a interdit la fessée. Mais très franchement, de vous à moi, si demain vous attrapez votre gamin, qu’il descend dans la rue pour brûler des véhicules de police et caillasser des pompiers, ou piller des magasins, la méthode c’est deux claques et au lit. C’est ce que faisaient nos grands-parents. » Quand un représentant de la République appelle à transgresser la loi, c’est bien la preuve que parole et logos ont démissionné. Mais où est donc passé le papa de Brassens qui venait chercher au poste son jeune voleur : « Dans le silence on l’entendit / sans vergogne / Qui lui disait : bonjour, petit / Bonjour, petit. »

Les claques, ça produit la « racaille » qu’un ancien président voulait nettoyer au Kärcher, avec des mots on fait des poètes, et sans mots, on crée les maux actuels.

Yvan
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