Entre Varsovie et les juges européens de Luxembourg, rien ne va plus. Après lui avoir imposé 500 000 euros d’astreinte par jour de retard pour ne pas avoir fermé à temps sa mine de charbon de Turow, voilà que, le 27 octobre dernier, la Cour de justice européenne inflige à la Pologne une autre astreinte, d’un million d’euros cette fois, tant qu’elle n’aura pas suspendu les activités de la chambre disciplinaire de la Cour suprême polonaise. Cette chambre porte atteinte à l’indépendance des juges garantie par le droit de l’Union, dit la Commission européenne qui est à la manœuvre. C’est elle qui a intenté ce procès sur l’état de droit, lequel s’égrène, d’ordonnance en ordonnance, en attendant le jugement au fond, un arrêt qui, au plus tôt sera rendu dans un an et dans lequel la cour statuera sur la validité des mesures polonaises actuelles.
D’ici là beaucoup d’eau aura coulé sous les ponts. Mais toujours est-il que Bruxelles vise cette chambre disciplinaire aux pouvoirs étendus. Elle peut ouvrir une procédure pénale à l’encontre des juges ou des juges auxiliaires, les placer en détention provisoire, les arrêter et les faire comparaitre. Ses membres sont choisis par le Conseil national de la magistrature (KRS) inféodé au pouvoir et au parti Droit et Justice. Le 29 octobre, le Conseil européen des réseaux de la Justice (RECJ) qui soutient « le pouvoir judiciaire dans l’exercice indépendant de la justice », se réunissait à Vilnius, en assemblée générale extraordinaire. Il y a voté l’expulsion du KRS de son association, lequel ne garantit pas l’indépendance du pouvoir judiciaire, ni ne le défend, pas plus qu’il ne défend les juges individuellement, compromettant ainsi les valeurs fondamentales d’’indépendance et d’autonomie de la magistrature, lit-on dans son communiqué.
L’astreinte d’un million d’euros pour non-respect des dispositions du Traité de l’UE sur l’indépendance des tribunaux (la chambre disciplinaire étant toujours en activité) a été décidée par le tout nouveau vice-président de la Cour de justice, fraîchement élu par ses pairs le 8 octobre dernier, le Danois Lars Bay Larsen. Il remplace l’Espagnole Rosario Silva de Lapuerta laquelle, le 14 juillet dernier, avait sommé la Pologne de suspendre les activités de la chambre disciplinaire en attendant que la Cour de justice statue sur le fond de l’affaire. Devant l’inaction de la Pologne, Bruxelles avait demandé l’imposition d’une astreinte. La Commission européenne considérait que les promesses, même publiques, du président du Conseil Mateusz Morawiecki et du chef du parti Droit et Justice Jarosław Kaczynski, consistant à dire que la chambre disciplinaire sera bientôt réformée, ne valaient pas tripette. Elle estimait que depuis le 14 juillet, la Pologne avait eu amplement le temps de s’exécuter.
Dans toutes ces affaires dites de « manquement » dans lesquelles la Commission attaque frontalement un État membre devant la Cour, le gouvernement envoie un ou des « agents ». C’est ainsi que l’on nomme les défenseurs des intérêts des États membres de l’UE devant la Cour. Bogusław Majczyna directeur adjoint au département européen du Ministère des affaires étrangères a beaucoup à faire ces temps-ci. Dans ce dossier « astreinte », il avait expliqué au vice-président Larsen que cette affaire soulevait « des objections de principe quant à la compétence de l’Union », et qu’elle était donc trop importante pour être confiée à un seul juge, tout vice-président qu’il soit. » Requête refusée. C’est au vice-président lui-même d’en décider, d’autant qu’il n’y a aucune question de fond en jeu lui répond le Danois. Il s’agissait seulement pour le juge Larsen de donner suite à une demande de la Commission européenne de mettre la pression nécessaire sur la Pologne pour qu’elle suspende les activités de la chambre disciplinaire.
Ce 14 juillet a aussi constitué une étape déterminante. Pour la première fois, et par un hasard de calendrier, la Cour constitutionnelle polonaise a rendu un premier arrêt sur l’air de « mêlez-vous de ce qui vous regarde » Dans cet arrêt tel résumé ainsi par l’ex-vice-présidente de Lapuerta, la Cour constitutionnelle rappelle qu’elle est la « juridiction ayant le dernier mot », qu’elle est le « droit suprême » de la Pologne et que la Cour de justice agit ultra vires, en dehors de ses compétences, car les Traités de l’Union (TUE et TFUE) ne lui confèrent aucune compétence dans l’organisation ou le fonctionnement du pouvoir judiciaire. « Le gouvernement polonais confond ou fait semblant de confondre l’organisation du système judiciaire national, qui est effectivement de la compétence des États-membres, et l’indépendance des juges, garantie par les traités », expliquent les juristes à qui veut l’entendre. Pour Rosario Silva de Lapuerta, si une Cour constitutionnelle nationale déclare que les mesures que prend la Cour de justice européenne (en ordonnant la suspension immédiate des activités de la chambre disciplinaire) sont contraires à l’ordre constitutionnel polonais, cela n’empêche pas la Cour de justice de contrôler les mesures prises par la Pologne dès qu’elles mettent en danger l’indépendance des juges. Le texte qui revient sans cesse dans toute discussion sur le sujet est l’article 19 du Traité sur l’Union européenne. Il dispose que « les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union ». Puis vient l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux, lequel dit que « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi. »
Outre les critiques sur la chambre disciplinaire, l’UE reproche aussi à la Pologne sa législation qui interdit à tout magistrat d’invoquer les dispositions du traité de l’UE ou de la Charte des droits fondamentaux pour contester l’indépendance d’un autre magistrat à qui un dossier est confié. Vu de la Cour à Luxembourg, la Pologne c’est aussi une autre affaire « frontale » dans laquelle s’est posée la question de savoir si le respect de l’état de droit est ou non une histoire de gros sous. La Pologne, accompagnée de la Hongrie, demande l’annulation du règlement du Conseil et du Parlement européens de décembre 2020 conditionnant le versement des fonds du plan de relance post-Covid au respect des règles de l’état de droit par ses bénéficiaires. Les audiences ont eu lieu les 11 et 12 octobre dans le palais de la Cour de justice à Luxembourg (d’Land, 15.10.2021). La Pologne et la Hongrie contestent la base juridique de ce règlement car, disent-elle, il n’est pas un acte juridique à caractère budgétaire puisqu’il concerne les droits fondamentaux. La base juridique utilisée n’est donc pas la bonne. Puis, ce règlement fait doublon avec le fameux article 7 du Traité de l’Union européenne qui prévoit des sanctions en cas de risque clair de violation grave des valeurs telles que le respect de l’état de droit. Si cet article est dans la pratique inapplicable de par ses exigences d’unanimité des États-membres lors d’une étape de la procédure, c’est aux États-membres de modifier le traité, ils ne peuvent pas le contourner. Et enfin les deux pays d’Europe centrale estiment que pour des questions de définition notamment de l’état de droit, le texte dans sa forme actuelle n’est pas utilisable. Là aussi un avocat général doit rendre ses conclusions, l’arrêt viendra ensuite dans un an au plus.
Pour la CJUE, la Pologne, c’est aussi des dizaines de dossiers enregistrés au greffe. Des « petits » juges, ceux qui officient dans tous les tribunaux et les cours de Pologne, envoient des questions préjudicielles à la Cour de justice pour que celle-ci les éclaire sur la compatibilité de dispositions législatives ou règlementaires polonaises avec les traités de l’Union. Ces « petits » juges n’ont pas l’obligation de déférer des questions préjudicielles à la Cour de justice contrairement à ceux de la Cour suprême ou de la Cour constitutionnelle. Ils le font avec les risques de se faire sanctionner. Il y a des dizaines d’’affaires pendantes à la Cour. Une manière pour eux de résister.
Enfin, toujours vu de la Cour, la Pologne c’est aussi la nomination d’un nouveau juge. Le mandat du juge polonais Marek Safjan expirait le 6 octobre dernier. Après appel à candidature en septembre, le gouvernement polonais aurait procédé à des auditions. Marek Safjan, 72 ans, ancien juge à la Cour constitutionnelle (1998-2006) et dont il a été le président, et à la Cour de justice européenne depuis 2009, n’avait, de l’avis général, aucune chance d’y rester vu ses prises de position publiques en faveur de l’état de droit dans son pays. Statutairement, il doit rester à la Cour en attendant son successeur. Celui-ci ou celle-ci, une fois désigné(e) par le gouvernement polonais, devra passer devant le comité 255 (du nom de l’article du Traité EU qui l’a créé). Dans ce Comité siège le Polonais Mirosław Wyrzykowski, 71 ans, ancien juge a la Cour constitutionnelle polonaise en 2000. Le comité vérifiera les états de services du nouveau candidat proposé par le gouvernement et son aptitude à être juge européen. Il l’auditionnera probablement aussi sur sa conception de l’état de droit, sur les compétences de l’UE, sur ses vues sur le rôle des cours constitutionnelles face à la primauté du droit européen, sur l’’indépendance des juges. .Le juge Safjan devant attendre l’arrivée de son remplaçant… il peut attendre encore quelque temps. Au Tribunal européen, aux compétences pourtant limitées et chez qui n’atterrit aucune question préjudicielle tant redoutée par le gouvernement polonais, siègent deux juges, deux femmes. L’une, Nina Poltorak, spécialiste des droits de l’Homme et des relations entre droit européen et droit national, attend son ou sa remplaçante … depuis 2016.