Projet échoué Alfredo Sendim est agriculteur au Portugal. Mais il y avait aussi d’autres Européens dont de jeunes Samis (ethnie des confins septentrionaux de l’Europe) regroupés en association, une dizaine de familles, qui l’ont suivi dans son combat contre l’UE à qui il reproche une politique de lutte contre le changement climatique insatisfaisante. Tous ont des petites ou moyennes entreprises dans l’agriculture ou le tourisme et souffrent au quotidien du réchauffement climatique. Dans le sud de la France ou du Portugal, sur une île allemande, dans les Carpates ou dans le grand nord suédois. Ont joint la lutte des familles fidjienne et kényane, histoire de prouver que la politique de l’UE, qu’elles jugent laxiste, a des répercussions dans le monde entier. Ces familles se sont pourvues le 21 mars dernier devant la Cour de justice européenne. L’institution basée à Luxembourg a rejeté leur recours. « Ces gens ont pourtant des droits », explique le professeur de droit Gerd Winter de l’Université de Brême, un de leurs avocats. Des droits reconnus par la Charte des droits fondamentaux de l’UE à savoir, le droit à la vie (art. 2) et à l’intégrité physique (art. 3), le droit de travailler et d’exercer une profession (art. 15), le droit de propriété (art.17) et le droit des enfants à être protégés et à recevoir les soins nécessaires à leur bien-être (art. 24). Des droits bafoués que personne ne peut donc garantir si la Cour de justice ne le fait pas. « Comment ne pas être individuellement concerné par la crise climatique, si on l’est directement ? C’est une violation du principe de non-contradiction ! »
Ce procès avait valeur de test. Il faisait partie d’une stratégie globale des ONG - deux d’entre elles, Climate Action Network (CAN) Europe et WeMove Europe épaulaient les familles - pour obtenir un véritable accès à la justice européenne, un accès refusé aux citoyens européens depuis soixante ans. « Ce jugement parle de la peur des actions menées par le public et les citoyens européens. À cause de cela, la Cour présente plusieurs arguments circulaires en appliquant les règles du Traité de l’UE sur les conditions d’accès à la justice (…) qui n’ont aucun sens et ne sont pas acceptables », explique CAN Europe. Les dix familles dont les Carvalho, qui donneront leur nom à cette affaire, appelée aussi le People’s Climate case, voulaient contester le paquet législatif pris par l’UE à la suite de l’accord de Paris, ratifié par elle en 2016. L’objectif était de réduire les émissions de gaz à effet de serre dans l’UE d’au moins quarante pour cent d’ici 2030 par rapport au niveau de 1990. Les familles estimaient cet objectif insatisfaisant au regard de la littérature scientifique disponible. L’UE pouvait mieux faire. Elles proposaient au moins 55 pour cent de réduction. Ces familles sont en colère. En mars dernier, la Cour de justice européenne, devant laquelle elles avaient formé un pourvoi, leur a dit qu’elles ne pouvaient pas exercer leur droit car les citoyens européens n’ont pas accès à la justice européenne en vertu d’un arrêt que les étudiants en droit connaissent bien, l’arrêt Plaumann sur lequel la Cour n’a jamais pas voulu revenir.
La frustration des familles s’explique aussi parce que cette ordonnance d’irrecevabilité dont elles ont fait l’objet les a privées d’une audience publique et médiatisée au cours de laquelle elles auraient pu raconter la destruction de leurs exploitations, les effets dévastateurs des vagues de chaleur, la menace de la montée des eaux, la difficulté de nourrir leurs bêtes ou de pratiquer une agriculture durable qui suit le rythme des saisons ou encore la peur pour leurs enfants. L’arrêt Plaumann de 1962 forme le socle sur lequel, de manière quasi systématique, la Cour et le Tribunal rejettent les recours des personnes physiques et morales qui contestent les mesures prises par la Commission européenne. L’entreprise Plaumann, de Hambourg voulait contester une décision de Bruxelles qui maintenait des droits de douanes sur les clémentines importées de pays tiers. Elle s’est vue refuser le droit d’agir contre la Commission parce que, si elle était bien « directement concernée » par la décision de Bruxelles en tant qu’importateur, n’importe quel autre importateur de clémentines l’était aussi… par conséquent Plaumann n’était donc plus « individuellement concernée ». Or les deux critères sont cumulatifs.
Jurisprudence qui tue Les « victimes » de la jurisprudence Plaumann sont nombreuses. On peut citer entre autres : Marie-Thérèse Danielsson, une activiste antinucléaire qui avait demandé à la Commission de respecter les dispositions du traité Euratom en 1995, à la veille des essais nucléaires français à Mururoa et d’intervenir auprès de la France. Le Tribunal européen lui a répondu que les prétendus effets sur la santé qu’elle invoquait pour faire cesser les essais n’étaient ni plus ni moins ceux dont pourraient être victimes tous les habitants de Tahiti. Il lui a ainsi refusé le droit d’agir, le locus standi ou le standing comme disent les Anglais. Autre exemple. Le département français du Gers, personne morale, contestait l’autorisation donnée à Monsanto de commercialiser son maïs MON89034xNK603 pour animaux. Le Gers qui a un label « OGM Free » demande à la Cour d’annuler cette décision car il craint la diffusion accidentelle de ce maïs dans les champs de ses administrés lors de son transport ferroviaire ou routier. Même réponse : les autres départements ont les mêmes risques, il n’est pas individualisé. Un cabinet allemand à Bruxelles spécialisé en énergie a rempli des pages de calcul pour prouver que leurs clientes, des productrices allemandes d’énergie verte, étaient individuellement concernées par les aides autorisées par la Commission européenne à la centrale nucléaire britannique d’Hinkley Point puisqu’elles opéraient sur le même marché. Peine perdue. Un instituteur, un pêcheur, une dizaine d’insulaires qui contestaient le financement d’une centrale électrique aux Canaries, sans étude d’incidence, subissent un préjudice, certes, mais comme leurs voisins. Ils sont éconduits par les juges, etc.
La Cour et la Commission européenne adoptent toujours la même réponse. Le traité européen a prévu un système de recours complet par le biais des questions dites préjudicielles via un juge national. L’avocat du Département du Gers en avait expliqué les inconvénients. Pour pouvoir contester la décision d’autorisation Monsanto de la Commission, il devrait d’abord demander aux autorités administratives françaises le retrait de leur décision de mise sur le marché, attendre la réponse, un refus probable qu’il lui aurait fallu contester devant un tribunal administratif et là, prier un juge, c’est le mot car il n’est pas obligé, de bien vouloir envoyer le dossier à Luxembourg et de demander à la Cour européenne si la décision Monsanto était valide. La Cour mettrait des mois à répondre au juge national qui, fort de ces nouveaux éléments, les intégrera dans son jugement final dont il ressortirait Dieu sait quoi. Un dialogue entre deux juges, le juge national et le juge européen, qui serait passé au-dessus de la tête du plaignant qui n’a pas la maîtrise de la procédure. Trop cher, trop long, trop incertain. Un avocat anglais a comparé la question préjudicielle à l’Aktenversendung qui permettait aux juges allemands à partir du XVè siècle d’obtenir l’avis d’universitaires sur des questions épineuses. Rien de plus. Les garanties d’un procès équitable n’existent pas.
Critique acerbe Des centaines de juristes ont dénoncé ce système mis en place dans l’UE. L’avocat général Jacobs, il y a une vingtaine d’années, avait écrit dans ses conclusions dans l’affaire UPA que les conditions d’accès à la justice étaient « une tache » dans le paysage du droit communautaire. Il avait proposé à la Cour de reconnaitre aux citoyens un accès direct à la justice européenne de sorte qu’ils aient droit à un vrai recours devant le Tribunal européen. Une proposition superbement ignorée. Roda Verheyen, du barreau de Hambourg, intervenue dans le People’s Climate case savait que leurs chances de réussite étaient minces. « Mais chaque défaite judiciaire est une victoire politique », le citoyen acceptant de plus en plus mal d’être ignoré dans des dossiers aussi vitaux que le changement climatique. Nous attaquerons en justice toujours et partout dans toutes les instances judiciaires », dit-elle. Maike et Michael Recktenwald, deux insulaires allemands partie au procès sont de son avis. Leur fils vient de contester la loi allemande sur le climat devant la Cour constitutionnelle allemande. À la cour de Strasbourg, des particuliers attaquent aussi les États. Leurs victoires même procédurales sont accueillies, commentées et relayées. Une victoire politique dont parle Roda Verheyen serait la récente décision de la Commission de réviser ses ambitions à la hausse. L’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre doit être d’ au moins 55 pour cent en 2030 par rapport à 1990, et non plus quarante pour cent.
Et puis il y a le grand combat mené par les ONG et dont le fer de lance a été depuis des années l’association de juristes ClientEarth. La convention environnementale d’Aarhus dont l’UE est signataire prévoit que les parties s’assurent que les ONG ont un droit d’accès à la justice. Or, la commission comme la Cour les envoient devant les juges nationaux comme les particuliers. ClientEarth est parvenue à faire dire au comité d’examen du respect des dispositions de la convention d’Aarhus (compliance committee) de l’ONU que l’UE viole ses obligations internationales en ne prévoyant pas un recours judicaire direct pour les ONG. Le 17 mars dernier, le Compliance committee rendait un autre avis à la demande des ONG, Ökobüro et Global 2000, dans lequel il déclare que ces deux ONG ont le droit, en vertu de la convention d’Aarhus de contester devant la Cour de justice européenne les décisions de la Commission autorisant les aides d’État à la centrale nucléaire britannique Hinkley Point. Victoire tardive et les ONG sont conscientes qu’elles ont un train de retard sur ce dossier mais elles ont en ligne de mire les aides compensatoires au charbon allemand qu’elles contestent. Pour Priska Lueger, juriste à Ökobüro, les conclusions du Compliance committee montrent une fois de plus qu’un changement législatif est nécessaire.
La Commission a proposé en effet en octobre dernier une nouvelle proposition qui « n’a pas réussi à combler pleinement le déficit démocratique » de l’UE, regrette ClientEarth. Le Parlement européen doit étudier sa proposition en commission, dès la semaine prochaine. Commentaire d’un avocat désabusé et qui garde l’anonymat car son combat pour un accès garanti à la Cour passe mal dans les milieux bien-pensant européens : « Bruxelles a la plus forte concentration de lobbyistes, de journalistes et… d’espions ! C’est un centre de pouvoir important. Le contrôle des juges sur le pouvoir est fondamental. Sans lui, un système peut facilement dérailler ».