Le Luxembourg équipe sa justice de référendaires. La Cour de justice de l’UE au Kirchberg a recours depuis des décennies à ces experts juridiques au soutien des magistrats

Adopte un référendaire

d'Lëtzebuerger Land du 08.10.2021

« Ce sont en général des types très brillants, souvent plus brillants que les juges eux-mêmes. Les juges les plus médiocres en dépendent. Ils roulent en Porsche. Le roi n’est pas leur cousin. Ils forment un club assez arrogant. » Ces propos sont le fait d’un ancien de la Cour de justice européenne où travaillent trois cents référendaires, les assistants des juges, ceux que l’on appelle les legal secretaries au Royaume-Uni ou les law clerks aux États-Unis. Un petit monde replié sur lui-même. Dans une revue juridique réputée, Concurrences, un juge du Tribunal européen, Hubert Legal (2001-2007) les avait qualifiés « de jeunes arrivistes imbus d’eux- mêmes, des esprits désireux d’affirmer leur emprise, communautaires par ambition », les qualifiant même « d’ayatollahs ». Il étalait ainsi au grand jour l’extrême dépendance de certains juges vis-à-vis de leurs référendaires. Un article qui lui a valu d’être dessaisi d’un méga procès opposant la Commission européenne à Microsoft et dont il était le juge rapporteur. À peu près au même moment, le juge danois Claus Gulmann (1994-2006) avait dénoncé dans son discours d’adieu le rôle trop important des référendaires dans l’élaboration des arrêts de la cour. 

Mais qu’en est-il exactement et que fait ce bataillon de référendaires ? Quels sont les écueils de la profession ? La question vaut la peine d’être posée parce que le 22 septembre dernier, la ministre de la justice luxembourgeoise, Sam Tanson, présentait un projet de loi visant à créer 46 postes de référendaires de justice avec « pour mission légale d’assister les magistrats dans le cadre de la préparation de leurs dossiers ». Laissons la parole à un ancien référendaire, Flavien Mariatte, qui, d’après le Who’s who de l’UE, travaille maintenant au Greffe. Dans l’interview accordé à blogdroiteuropéen.com, il explique qu’il n’existe pas « de type ou d’archétype de référendaires ». Ils sont de formation juridique de haut, « voire de très haut », niveau. Ils viennent d’horizons très divers. Il y a des fonctionnaires détachés de la Commission, du Conseil, de la Cour des comptes qui, par exemple, interrompent leur carrière pour aller travailler avec un juge. « Pour le reste, ce sont des agents temporaires, c’est-à-dire des gens qui viennent de toute l’UE : des avocats, des magistrats, des gens qui travaillent dans des administrations et des universitaires également qui font un détour par Luxembourg ».

Dans quelle proportion ? On ne sait pas. Le Land a tenté de savoir la ventilation des référendaires par origine professionnelle via la procédure d’accès aux documents administratifs de la Cour mais celle-ci indique que ce document n’existe pas en tant que tel et que pour le créer, il faudrait extraire de l’information dans la base de données. (D’après la réglementation en vigueur et sa jurisprudence, un document ne peut être communiqué au public que si l’extraction de l’information ne nécessite pas un « investissement substantiel ».) Soit. La seule donnée disponible, celle existant déjà en tant que document, concerne les fonctionnaires d’une des institutions de l’UE détachés dans les cabinets des juges. Ils sont, en 2021, trente-cinq à la Cour et vingt au Tribunal. La Cour invoque encore l’absence de document pour refuser les données concernant leur répartition par âge ou par tranche d’âge. Une information pourtant essentielle, car les référendaires sont payés sur l’échelle de rémunération de la fonction publique européenne en fonction, exclusivement, de leur date de naissance. Ils sont classés jusqu’à 26 ans, au grade A8 avec une rémunération de 7 122 euros. Jusqu’à trente ans,  au grade A 9 (8 058 euros). Jusqu’à 34 ans au grade A 10 (9117 euros), jusqu’à 38 ans, au grade A11, (10 315 euros). Jusqu’à 44 ans  au grade 12 (11 671 euros) et au grade A13 à partir de 44 ans (13 205 euros). Les chiffres datent de 2020.

Chaque grade comporte cinq échelons et il y a en tout seize grades jusqu’au directeur général. Après deux ans d’ancienneté, les référendaires accèdent automatiquement à l’échelon suivant de leur grade. Ce barème vaut pour les référendaires de la Cour de justice. Pour ceux du Tribunal, les seuils d’âge prévus sont relevés de deux ans. Leur statut est précaire. Si certains restent en poste pendant des lustres, passant de cabinet en cabinet, d’autres ne restent que le temps du mandat de leur juge. Il n’est pas rare qu’un an avant le départ annoncé de leur juge, les référendaires qui ont du potentiel désertent, laissent en plan leur patron(ne) pour se recaser dans un autre cabinet. Les Francophones ont un avantage car la langue française est la langue de travail à la Cour. Les statistiques de la Cour montrent bien qu’ils sont surreprésentés. Sur les 299 référendaires en poste en 2021, il y a 98 français dont 34 femmes, 35 belges dont 12 femmes, mais du Luxembourg seulement trois hommes et deux femmes. On trouve ensuite 28 Allemands, trente Italiens, 18 Espagnols, douze Grecs, huit Polonais, six Autrichiens dont une seule Autrichienne. Tous les autres pays ne sont représentés que par un, deux ou, quelques fois, trois référendaires. Les juges de la Cour en ont trois chacun, les avocats généraux, quatre, les juges du Tribunal se partagent les référendaires en place en fonction de leur ancienneté car devant l’énormité de la réforme faisant passer les juges du Tribunal de 28 à 56, l’autorité budgétaire avait demandé à la Cour de mettre la pédale douce sur le recrutement des référendaires. Certains référendaires sont affectés à une chambre.

Les juges et les avocats généraux de la Cour et du Tribunal « choisissent librement le personnel de leur cabinet sur la base d’une relation de confiance mutuelle instaurée entre le membre et le candidat retenu », rappelle le service de presse de la Cour. À ceux qui contestent ce manque de transparence dans la procédure, elle explique qu’un rapport de confiance ne peux pas se fonder « sur des éléments objectifs ». Lorsque les premiers appels à candidature ont été publiés en 2013, un ancien fonctionnaire du service du personnel expliquait au défunt journal Le Jeudi que ces avis permettaient de constituer un vivier de bons candidats mais « il crée (aussi) un certain formalisme pour entériner un choix déjà fait ». 

Et que font les référendaires ? Dans un article assez critique sur la Cour alors qu’il n’était pas encore un de ses avocats généraux, Michal Bobek (2016- 2021) explique qu’assister un juge peut vouloir tout dire. Un référendaire peut faire simplement des recherches pour son juge, ou bien écrire des mémos ou être carrément son ghost writer, celui qui écrira la proposition d’arrêt, « le juge n’ayant plus qu’à signer ». Les histoires de référendaires se vantant, en privé, d’écrire les arrêts de leur patron(ne) sont nombreuses. Selon un témoin, un référendaire du Tribunal européen, décédé depuis, s’amusait à organiser des concours à qui écrirait un arrêt de propriété intellectuelle en un seul jour dans un contexte où la Cour expliquait qu’il fallait multiplier le nombre de juges parce qu’ils étaient censés être surchargés de travail.

Comme le disait un juge au Tribunal Stéphane Gervasoni (2013-  ) dans un des rares articles qui leur est consacré, la fonction est « très recherchée ». Et pour cause : une entrée dans le cabinet d’un juge ouvre ensuite bien des portes par exemple dans les gros cabinets d’avocats. Les avocats qui travaillent déjà dans le privé font volontiers le détour par le Luxembourg. Être référendaire est un plus très apprécié dans un CV. On ne compte plus les juges de la Cour et du Tribunal qui doivent en partie leur poste de juge parce qu’ils ont été auparavant référendaires. Question de réseau aussi.

Les référendaires ont connu une période plutôt bonne enfant jusqu’à l’arrivée du président Vassilios Skouris qui a fait régner un climat de suspicion à la Cour pendant douze ans (2003-2015). Le site de leur association sur le net était accessible au public. Il faisait part des  allées et venues des uns et des autres sur un mode léger. Ils sont réunis actuellement au sein de l’Amicale des référendaires et des anciens référendaires, à l’accès limité sur internet. Son secrétaire général, Benjamin Cheynel, affirme n’avoir aucune donnée sur ses membres à communiquer à la presse. Depuis 2018, pour éviter tout soupçon d’affairisme ou de délit d’initié, la Cour les a soumis à un code de conduite, lequel leur impose d’être discret sur les affaires en cours bien sûr, mais aussi « sur des éléments non publics relatifs au fonctionnement de l’institution ». Avec ordre de diriger les curieux vers son service de presse.

On les a aussi appelés les hommes et les femmes de l’ombre. Rares sont ceux qui parlent malgré tout. S’ils le font, c’est qu’ils n’évoluent pas dans le petit milieu européen et ne risquent pas de retour de bâton. Une magistrate polonaise détachée en stage de référendaire, écrivait dans son rapport de fin de stage, qu’avant de venir à Luxembourg, elle ne pouvait même pas imaginer « qu’un (..) juge puisse ne pas connaître le dossier d’une affaire dans laquelle il siège ou est même juge rapporteur » (d’Land, 28.02.2020). En outre, l’administration, de la Cour oppose le principe du respect de la vie privée à toute demande faite par les médias ou le public en général sur les faits et gestes ou les activités des référendaires. Leur nom est publié sur le Who’s Who de l’UE, avec leur affectation, uniquement pendant la durée de leur séjour à Luxembourg, sans archive disponible par la suite. L’administration peut aussi faire montre d’une extrême bienveillance à l’égard de certains d’entre eux… Alors qu’il était référendaire d’Antonio Tizzano, vice-président de la Cour de justice entre 2015 et 2018, Piero de Luca avait été suspecté de corruption. La justice italienne lui reprochait l’achat de billets d’avion à destination de Luxembourg, pour un montant de 12 000 euros, via le compte d’une société en faillite frauduleuse. Les journalistes qui ont voulu s’informer, se sont adressés à la Cour. Celle-ci a refusé tout commentaire car, disait-elle, cette affaire était purement italienne, et par conséquent, ne la concernait pas. Dont Acte.

Dominique Seytre
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